Soirée « Assis ! » :
Cette seconde édition d’Assis ! Debout ! Couché ! commence pour moi quelques heures avant le début officiel des festivités quand, attablé au bar du lieu unique avec une amie en fin d’après-midi, j’aperçois, accoudés au comptoir, Sing Sing et Éloïse Decazes, les deux moitiés du duo Arlt. Leur présence me ramène un an en arrière, à la première édition d’Assis ! Debout ! Couché !, où les Parisiens partageaient l’affiche avec, entre autres, Neil Halstead de Slowdive. Je repense aussi forcément à cette interview fleuve effectuée avec Sing Sing, entre rasades de Heineken et séance photo citronnée en compagnie d’Éloïse.
Bref, des festivaliers de bon goût sont au rendez-vous et cette nouvelle édition d’A!D!C! commence sous les meilleurs auspices, ce que confirme le set du premier groupe de la soirée, Pillars and Tongues. Le trio venu de Chicago joue une musique assez inédite, qui réconcilie l’Amérique des grands espaces avec la brume anglaise du label 4AD des débuts (Cocteau Twins, This Mortal Coil). La « Cosmic American Music » chère à Gram Parsons, mais livrée sans la moindre note de guitare, à grands souffles d’harmonium et de nappes de violon. Et puis, la voix de Mark Trecka est tout aussi magique que sur le très recommandable « End-Dances » sorti récemment chez Murailles Music.
Il est urgent de se fournir en bière au bar avant le concert qui va suivre, celui de Mendelson, qui s’annonce déjà comme âpre. Un concert pas comme les autres : un seul titre interprété ce soir, « Les Heures », le morceau fleuve de leur dantesque triple album sorti l’an dernier. L’expérience est évidemment unique et la bière vite avalée à l’écoute de ce monologue impudique récité par un Pascal Bouaziz posté droit comme un « i » derrière son ordinateur portable. Pour ceux qui n’auraient pas cerné la noirceur du propos, le texte est également projeté en fond de scène… Tout cela est cafardeux à souhait, il faut bien l’avouer, et je suis tiraillé entre l’envie de recommander une bière au bar et la curiosité de voir comment ce « Voyage au bout de l’enfer » va se terminer. J’opte pour la seconde option et je ne le regrette pas. Le final en crescendo des « Heures » – Bouaziz muet, tout à coup – me fait réaliser que Mendelson est un groupe qui ne ferait pas pâle figure dans le catalogue du label canadien Constellation (Godspeed You! Black Emperor, A Silver Mt. Zion).
Changement radical d’humeur avec Josephine Foster. C’est à un folk ancestral des plus rêches que nous convie l’Américaine, comparse de Devendra Banhart, avec qui elle partage ce falsetto sans âge hérité tant de la Tin Pan Alley que de Billie Holiday. Il faut savoir tendre l’oreille pour apprécier toutes les subtilités de la musique de Foster. Un spectateur paresseux y verra une gentille musicienne de plus surfant sur la vague néo-folk. Les plus attentionnés y entendront, fort justement, une musique d’une richesse rare, compilant des décennies, des siècles de musiques populaires, américaines mais aussi européennes – Foster n’hésite pas à chanter en allemand sur un titre. Tout ça parfaitement complété par le jeu virtuose et toujours inventif de son guitariste et mari Victor Herrero, ce cousin hispanique rêvé de Mocke Depret, le rocambolesque guitariste du groupe Arlt – encore eux ! – présent sur cette même scène l’an dernier. Arlt, Josephine Foster, Victor Herrero, toute cette petite équipe se connait très bien, me confiait Sing Sing en début de soirée. Cela ne m’étonne pas de cette belle brochette de francs-tireurs.
C’est Sun Kil Moon qui a l’honneur de clore cette première soirée de festival et, visiblement, ce n’est pas un cadeau qui est fait à Mark Kozelek. Entre les magnifiques morceaux qu’il interprète entouré d’un batteur, d’un guitariste et d’un claviériste tous très sages dans leurs jeux économes, Kozelek, la mine patibulaire, lance mi-figue mi-raisin au public confortablement assis sur les sièges habillés par la designer matali crasset : « On vient d’arriver de Californie, on est complètement nazes. À 47 ans, je ne devrais pas être sur scène à 00h30 ». Lyonel Sasso de Magic RPM a d’ailleurs eu le malheur d’accoster l’Américain quelques instants avant au bar, entre deux pintes de Carlsberg, et le bougre n’était, selon ses dires, pas des plus affables… Passé ces considérations sur l’homme, il faut convenir que l’on ne peut être que bouleversés par la musique qui se joue devant nos yeux (si on fait l’impasse sur les quatre ou cinq canards impardonnables lâchés par un claviériste visiblement perdu en plein jetlag) : exclusivement des titres issus des trois derniers disques de Kozelek. Le fantastique et très autobiographique « Benji » fraichement sorti. Les deux albums collaboratifs de 2013, l’un avec Dersertshore, l’autre avec The Album Leaf. « Gustavo », « Carissa », « Micheline », « Caroline », « Richard Ramirez », ces personnages que Mark Kozelek nous chante avec sa voix aérienne, je ne suis pas près de les oublier. De quoi hanter toute une nuit, en attendant la soirée « Debout ! » du festival, qui s’annonce nettement plus revigorante mais non moins intéressante.
Soirée « Debout ! » :
C’est aux deux lascars de Sleaford Mods que revient la dure tâche de débuter cette seconde soirée de festival en forme de marathon festif (pas moins de cinq artistes au programme !). Le set est bref, bien rentre-dedans, et tout à fait jouissif. Exactement l’idée que je m’en faisais à l’écoute de leur hymne en forme de note d’intention « Urine Mate, Welcome to the Club », interprété ici nonchalamment comme il faut. Jason Williamson éructe comme un malade avec son accent de lad à couper au couteau. Andrew Fearn s’enfile des canettes de lager, posté derrière son laptop, les bras ballants, arborant un tee-shirt à l’effigie du policier benêt des Simpsons, tel un ado attardé. A faire passer Bez, le danseur « officiel » des Happy Mondays, pour un modèle de finesse… Sitôt le concert terminé, Lionel Delamotte (oui, encore un Lionel !) du magazine nantais Pulsomatic m’invite à le rejoindre backstage pour jouer le rôle de cameraman le temps d’une interview du duo. J’accepte volontiers, curieux d’en apprendre plus sur ces joyeux loustics. Les gars s’avèrent charmants, et je comprends rapidement que le rôle d’Andrew Fearn dans Sleaford Mods ne se limite pas à appuyer sur une touche de son ordi pour lancer les morceaux. Ni à se pinter la gueule gratis d’ailleurs, même si, même si… quelle descente quand même : « Cheers mate ! ». Retour rapide en salle pour le concert des Français de Moodoïd, déjà sur scène depuis dix bonnes minutes.
C’est au moment où Pablo Padovani et ses trois musiciennes entament l’un de mes morceaux préférés de Moodoïd, « Je suis la Montagne« , que je débarque. La chanson est aussi impressionnante en live que sur disque et cela me conforte dans l’idée que la magie printanière du premier EP du groupe n’est pas seulement due à la production psychédélique de Kevin Parker, le chanteur de Tame Impala. Pablo Padovani – que j’ai rencontré plus tôt dans l’après-midi – a une idée bien précise des contrées inédites où il veut emmener son public, dans un ailleurs spatial et exotique fantasmé, aux confins de deux genres musicaux souvent incompris : le rock progressif et la world music. Visuellement, le concert est aussi assez époustouflant. Les paillettes, le maquillage, les fringues bariolées sont de sortie. De quoi nous faire presque oublier le glorieux et maboul clip du tube quasi bollywoodien « De Folie Pure », réalisé par Padovani lui-même – titre joué ici dans une version survoltée. C’est à ce moment paroxysmique du concert qu’un spectateur, le regard un peu hagard, se tourne vers moi et me demande : « Il s’appelle comment ce groupe, au fait ? » avant de se faire un selfie face à la scène. Moodoïd a gagné un fan ce soir, et n’en a certainement perdu aucun.
Passer de la prestation haute en couleur et bigger than life de Moodoïd à celle minimaliste, hypnotique et avant-gardiste de Plapla Pinky, c’est un peu comme regarder coup sur coup « Les Demoiselles de Rochefort » de Jacques Demy et « La Jetée » de Chris Marker. Un changement radical d’ambiance et d’esthétique, certes, mais résultant d’exigences artistiques comparables. Les deux DJ qui officient sous le curieux nom de Plapla Pinky mélangent allègrement l’electro la plus pointue à des musiques initialement on ne peut plus étrangères à la notion de dancefloor, à l’image de ce délicieux final de concert au son d’un orgue d’église qui semble décontenancer quelque peu les spectateurs-clubbers prêts à en découdre devant la scène. Beaucoup moins de surprises lors du set évidemment très chaud d’Acid Arab, qui mélange allègrement acid house et musiques arabes au sens large (libanaises, turques, israéliennes, syriennes, chaâbi, etc.) pour un résultat qui ravit le public du LU. D’un bout à l’autre de la salle désormais pleine comme un oeuf, ça danse de partout. Et ça ne s’arrête pas. Il ne faut pas plus de trente secondes à Yuksek et Alex Metric pour prendre le relais derrière les platines et relancer la machine à danser. J’ai d’un seul coup peine à croire que c’est sur cette même scène que Sun Kil Moon jouait sa musique tout en clair-obscur la veille…
Soirée « Couché ! » :
C’est par une curiosité que débute la dernière soirée du festival. Le groupe minimalBougé ne fait rien comme les autres, semble-t-il. Des textes empruntés à de grands auteurs (Artaud, Rimbaud, Stevenson, Racine) récités sur une musique à l’instrumentation originale où synthés, guitares, contrebasse et steel-drum se répondent admirablement, sans jamais en faire trop. À faire passer Mendelson, qui jouait l’avant-veille, pour un projet mainstream ! Quand Romain Jarry déclame les alexandrins du « Phèdre » de Racine ou susurre un haïku au milieu de la musique percussive et répétitive de ses comparses, cela crée même des miracles d’équilibre fragile. Tout cela est à la fois intelligent et intuitif, exactement ce qu’on a envie d’entendre en cette soirée, affalés que nous sommes contre les épais traversins oranges dispersés dans la salle.
Alors que la Normande Chicaloyoh s’apprête à entrer en scène, on m’annonce que j’ai une possibilité d’interviewer Panda Bear qui se produira plus tard dans la soirée. Aucune hésitation possible, donc. Je file rejoindre l’Américain dans sa loge et je délaisse un moment la musique hantée d’Alice Dourlen, cette belle réincarnation de la Nico de l’album « Desertshore » (1970). Panda Bear s’étant avéré plus loquace que sa dégaine flegmatique ne le laissait présager, quand je suis de retour, c’est High Wolf qui a pris le relais sur scène. Fort logiquement puisqu’il s’agit d’un proche de Chicaloyoh avec qui il partage un projet, Voodoo Mount Sister. La musique du Rennais se joue des frontières, musicales mais aussi géographiques : une sorte d’electro psychédélique équatoriale, encore une fois idéale pour une soirée passée allongés à rêvasser.
Il ne s’agit pas de s’endormir non plus car Panda Bear et Sonic Boom s’apprêtent à prendre les rênes de la soirée. Le second a mixé le dernier album en date de Panda Bear, « Tomboy » (2011, rien à voir avec le beau film de Céline Sciamma sorti la même année), et sera également aux manettes du prochain qui ne saurait tarder. C’est donc un vrai luxe que d’avoir les deux garçons sur une même scène, et pas uniquement pour jouer intégralement « Tomboy » comme ils l’ont déjà fait lors d’une précédente tournée. Ce soir, le set est varié et évidemment, c’est une très bonne nouvelle. Un retour vers le génial « Person Pitch » (2007) est donc autorisé. Des morceaux inédits sont joués, aussi. Magnifique évidemment. Et pourtant, il manque un je ne sais quoi pour que cette belle alchimie de voix, de machines et de guitares troubles ne m’embarquent définitivement à leurs côtés. C’est que, comme un idiot, je passe mon temps à mitrailler les musiciens avec mon Canon. Un peu de repos s’impose, donc. Je m’allonge, je clos les yeux et là, l’envol promis vers une autre dimension ne se fait pas attendre. Bercé par le chant éthéré de Noah Lennox et les boucles pleines de reliefs de Peter Kember, je comprends enfin ce sous-genre qui m’avait jusqu’ici toujours paru suspicieux, comme un mauvais trip de LSD au milieu d’une douteuse communauté hippie : les musiques dites « planantes ».
Le retour sur la terre ferme ne se fera pourtant pas attendre puisque sitôt le concert terminé, je rejoins au bar les joyeux lurons de Arlt flanqués des deux Lionels autour d’un, puis de plusieurs gins tonic histoire de littéralement le finir « Couché ! » – avec un point d’exclamation pas volé – ce parfait festival.