Il y a quatre ans, « Admiral Fell Promises » marquait une étape dans la déjà très riche et intouchable discographie de Mark Kozelek, avec son groupe Red House Painters puis sous le nom de Sun Kil Moon. Un disque presque conceptuel, dépouillé à l’extrême, enregistré avec une simple guitare classique où la voix s’éclipsait parfois au profit d’arpèges de guitare hérités tant du « Pink Moon » de Nick Drake (1972) que des espagnolades d’Andrés Segovia (1893-1987). Depuis, Kozelek, fidèle à son rythme stakhanoviste, n’a pas chômé : un album « officiel » de Sun Kil Moon (le beau et généreux « Among The Leaves » en 2012) suivi de deux albums collaboratifs, l’un avec The Album Leaf, l’autre avec Desertshore, sortis coup sur coup en 2013, sans compter plusieurs disques live et un album de reprises.
« Benji » constitue à n’en pas douter une nouvelle oeuvre charnière dans le parcours de Kozelek, tout comme « Admiral Fell Promises » mais d’une manière totalement opposée à ce dernier. Sur la forme déjà : ici, point d’enregistrement en autarcie autour d’une guitare et d’une voix mais la présence, discrète mais bien réelle, d’amis musiciens de renom venus prêter main forte à l’Américain. Will Oldham aka Bonnie ‘Prince’ Billy aux choeurs ou Steve Shelley de Sonic Youth à la batterie, par exemple. Mais c’est surtout sur le fond que « Benji » se démarque fortement d' »Amiral Fell Promises » et plus généralement d’une bonne partie du travail de Kozelek jusqu’ici. Fini les chansons à l’atmosphère évocatrice et riches en métaphores. « Benji » est un album de pur storytelling. A ceci près qu’il s’agit ici d’histoires racontées à la première personne. Des histoires qui, mises bout à bout, nous racontent la vie – semble-t-il non romancée – de l’homme Mark Kozelek à travers le portrait des gens qui l’entourent. Sa famille en premier lieu : « I Love My Dad », « I Can’t Live Without My Mother’s Love », des titres on ne peut plus explicites. Des histoires de famille, et de mort aussi, les deux étant bien souvent liées… « Carissa », la petite cousine décédée dans un incendie. L’oncle de Kozelek, ce « Truck Driver » qui disparaît également dans les flammes, le jour de son anniversaire. La regrettée grand-mère, citée dans « Micheline ». « Jim Wise », l’ami du père de Kozelek, qui euthanasie sa femme et tente de se suicider.
La mort rôde. Partout, décidément. Même dans les titres les moins autobiographiques (en apparence seulement – on retrouve toujours ce point de vue subjectif du narrateur Kozelek) tel « Pray for Newtown » qui évoque une tuerie survenue dans une école aux États-Unis en 2012 et d’autres horreurs du même genre (les attentats en Norvège perpétués par Anders Behring Breivik, la tuerie lors de la projection de « The Dark Knight Rises » de Christopher Nolan dans le Colorado, etc.), ou encore « Richard Ramirez Died Today of Natural Causes » qui conte l’histoire du serial killer du même nom, avec évocation de faits précis – nom d’une victime, lieu d’un meurtre. Souci du détail qui fait aussi la particularité de « Benji ».
En effet, tel un romancier, Kozelek, le long des onze titres de l’album, cite des noms de lieux, d’États, de villes, d’hôtels, de restaurants, de parcs, donne des chiffres, des années, des âges (« Carissa was 35 », « My mother is 75 », « My grandma was diagnosed at 72 ») et surtout, des noms propres, des noms d’amis donc, mais aussi des noms de musiciens – ce qui revient sans doute un peu au même. Pink Floyd dans « Dogs », en référence à la chanson du même nom de l’album « Animals » (1977). Les membres de Led Zeppelin dans « I Watched the Film The Song Remains the Same ». Le guitariste virtuose de Wilco, Nels Cline, dans « I Love My Dad » (déjà cité dans « Livingstone Bramble » sur « Mark Kozelek and Desertshore »). Indirectement, Steve Shelley, le batteur de l’album (« The guy who’s coming to play drums » dixit Kozelek dans « Richard Ramirez… »). Et, enfin, dans le titre explicite « Ben’s My Friend », le chanteur et fidèle ami Ben Gibbard (The Postal Service, Death Cab For Cutie), que l’on croisait déjà en tant que guest dans l’album « April » de Sun Kil Moon (2008). Pas que des morts dans « Benji » finalement. Rassurant.
La sombre mais extraordinaire et incomparable épopée que constitue « Benji » se termine d’ailleurs sur une touche bienheureuse avec ce titre chaloupé en l’honneur de Ben Gibbard. L’une des seules chansons du disque où l’on ne croise pas la grande faucheuse (« I needed one more track to finish up the record » y chante Kozelek, non sans autodérision). Une rencontre idéale entre le « Subterranean Homesick Blues » de Dylan (1965) pour le flow imperturbable du chant et l’easy listening cotonneuse du « Kaputt » de Destroyer (2011) que le sax brillant et sexy rappelle irrémédiablement. Une manière formidable de clore cette grande oeuvre qu’est « Benji », un disque d’une richesse évidente auquel on devine déjà que l’on reviendra encore et encore, comme on revient sans cesse à certains livres, que l’on connaît par coeur mais dont l’on ne doutera jamais de la capacité à nous faire nous évader dans leur narration. Kozelek était un grand musicien, un grand chanteur. Un poète, déjà. C’est désormais un auteur avec son style inimitable, à placer non loin de Leonard Cohen ou de Bob Dylan.