Nos vies étranges, pour reprendre l’expression de Dominique A et le titre de son morceau-hommage au regretté Christophe. Une année étrange, oui, à plus d’un titre. Une année à laquelle, aujourd’hui, beaucoup auront envie de dire adieu sans remords ni regrets, en espérant un retour à la normalité des choses. Nos vies confinées ont ainsi pu modifier notre rapport à la musique, charriant avec elles une perception du temps toute particulière. Pour le meilleur, ce fut pour certains le bonheur de se pencher sur une partie oubliée de leur discothèque, et de retrouver quelques artistes précieux que la patine du temps permet parfois de voir sous un jour nouveau. Au printemps, POPnews aura ainsi apporté quelques pierres à l’édifice en proposant sa série au long cours de “Raretés confinées”, d’Edith Frost à Arnaud Michniak, en passant par les Canadiens injustement méconnus de Land of Talk (qui ont sorti un nouvel album cette année) ou les fougueux Irlandais de Power of Dreams (qui devraient publier le leur prochainement).
Nos vies étranges, et une part de risque malheureusement inéluctable, virus oblige. Car cette année 2020 aura renforcé une insécurité économique déjà forte, à l’heure du streaming, mais dans des proportions jusque-là inconnues, et à laquelle tous les acteurs du monde musical, à des degrés divers, n’ont pu échapper. Fermeture des salles de concert, sorties de disques déprogrammées, incertitude d’un redémarrage, fragilité d’un secteur où les plus fragiles (musiciens, labels indépendants, microstructures…) risquent encore aujourd’hui d’y laisser leur peau. L’inquiétude demeure, et à travers sa série “Un tour en ville”, POPnews aura modestement (et sans prétention à l’exhaustivité) tenté de faire un état des lieux, à Paris et en province, de la situation présente auprès d’attachés de presse, tourneurs, disquaires ou encore musiciens.
Des professionnels forcément partagés entre doute et optimisme. Car demeure l’espoir d’autres possibles, comme nous y invitent certains modèles participatifs, qui refusent que la musique ne soit plus qu’aux mains de quelques-uns, les plus puissants, au péril de la singularité et de l’invention. Il nous faudra rappeler ici ou ailleurs combien la musique, comme l’ensemble des biens culturels, est essentielle à nos vies, à l’instar de l’air que l’on respire, en liberté. Car la lecture et l’écoute de chansons auront été, parmi d’autres formes d’art, des aides précieuses, au quotidien, lorsqu’il a fallu se retrancher, se retrouver face à soi-même ou à ses plus proches pour penser – et panser parfois – sa place au monde.
Au milieu de cette année, les Bandcamp Fridays, jour où la société reverse l’intégralité de ses bénéfices aux artistes, ont été une respiration musicale à la maison, un moyen de montrer son soutien, de rester en contact avec les labels dans une période particulièrement difficile. Une émulation qui nous a poussés, derrière l’écran de nos ordinateurs, à récupérer des albums entiers d’artistes, certains que l’on connaissait bien, d’autres que l’on découvrait le jour même. Un beau geste pour rétribuer les labels, concomitant à une désaffection pour certains plateformes ou sites marchands aux méthodes discutables. On aura ainsi vu la colère des artistes – notamment britanniques, comme Nadine Shah – monter contre le modèle de Spotify et compagnie, profitable uniquement pour les majors et les très gros vendeurs, les autres devant se contenter de quelques miettes (l’idée n’étant pas de diaboliser le streaming, qui permet à la plupart d’entre nous de découvrir aussi bien des nouveautés que des œuvres oubliées, plutôt d’imposer une répartition plus juste des royalties). Malgré ses livraisons en deux jours, Amazon ne nous aura pas non plus ôté l’envie d’aller à vélo voir notre disquaire préféré le premier jour du déconfinement. Cette remise en question d’un avenir de plus en dématérialisé de la musique constitue sans doute une petite lueur d’espoir pour les artistes et labels indépendants.
Alors oui, il faudra dégager de notre vue ce qui a pu nous encombrer pour dire qu’il y eut de grands disques en cette année 2020. Quelques-uns au moins, que l’on aura écouté avec une émotion particulière tant ils auront résonné avec l’actualité. Un retour vers l’essentiel, en forme de rétrospective pour certaines âmes solitaires. Une voix, un piano, peu d’effets. Le silence d’une salle sans public, un enregistrement domestique. Ainsi, Nick Cave aura revisité quelques-uns de ses sommets – et en aura ajouté d’autres, jusque là souterrains – dans “Idiot Prayer”, capté à l’Alexandra Palace de Londres – alors que la relecture de Jason Lytle du disque étalon de Grandaddy, “The Sophtware Slump” publié au détour de l’an 2000, aura su nous arracher quelques larmes (tous deux justement chroniqués par les rédacteurs de POPnews). Hors du temps, ces deux-là auront ainsi tutoyé les étoiles.
Il y eut aussi Cabane, le projet inestimable du belge Thomas Jean Henri – et son sens du collectif, remember Anderlecht 1983 ? –, comme un remède à la morosité ambiante, et puis une nouvelle fois le retour inespéré de Peter Milton Walsh, enrichissant sa rare et précieuse discographie d’un nouveau diamant, d’une rare intensité émotionnelle. “In and Out of The Light”, comme un titre collant à cette année paradoxale : chercher un peu de lumière et quelques grammes de bonheur forcément passagers, au cœur des ténèbres. Rechercher la lumière, et dire encore l’absence par les mots et la musique, dans ce nouveau disque d’une pudeur sans égale.
Une pudeur qui était aussi à l’œuvre dans “Carrie & Lowell” en 2015. Très attendu, le nouvel album de Sufjan Stevens, “The Ascension”, aura été celui d’une réinvention : si le prodige américain avait déjà tâté de l’électronique, il avait rarement mêlé à ce point forme pop et expérimentation. “The Ascension” est un disque complexe, en forme d’odyssée, que seules de longues écoutes permettront d’éprouver pleinement.
D’Adrianne Lenker en congés de Big Thief à Laura Veirs, en passant par Hillary Woods et Kate Stables (This Is The Kit), quelques sirènes folk auront aussi su éclairer cette année, souvent par le dépouillement. Un retour à l’essentiel. Des voix qui comptent, et traverseront bien des jours et des nuits. Un folk que les Américains d’Other Lives auront aussi une nouvelle fois illuminé de mille feux avec le bien nommé “For Their Love”. Une musique comme un appel vers les lointains, folk, par-delà les frontières et les continents, qui aura aussi occupé notre terrain hexagonal et aura même su parfois nous émouvoir en français – une gageure –, comme l’auront prouvé les voix de Solaris Great Confusion, de Facteurs Chevaux et celle de Lonny dont le premier album annoncé en 2021 sera, pour certains, l’un des plus attendus d’un printemps que l’on espère lumineux et collectif.
Un printemps où nous nous retrouverons dans les salles de concert, rêvons-nous en ces jours encore si incertains. Histoire de renouer avec ces émotions brutes, uniques à plus d’un titre, au son de l’électricité. La musique des merveilleux Irlandais de Fontaines D.C. incarne mieux que nulle autre ce versant du rock auquel POPnews est tant attaché, et qui nous manque, forcément.
Une énergie post-adolescente, sous les lumières, qu’il nous faudra partager coûte que coûte en 2021. Retrouvons ce qui nous manque, une bière à la main, au milieu d’une vague, celle d’un public conquis face à un groupe à guitares, déployant quelques trésors d’invention pour nous emporter avec lui. 2021 : un horizon.
Avec la participation de Mathieu Gandin et Vincent Arquillière.