Souvenirs d’égotisme pop.
Je n’aime pas beaucoup les tourneurs. Je n’aime pas beaucoup les agents. Je n’aime pas beaucoup les professionnels de la musique en général. Je n’ai que peu de goût pour la littérature musicale, encore moins pour le critique qui passe au roman. Mais il y a des exceptions. Philippe Dumez est mon idole absolue et un modèle indépassable, je serais fou de joie qu’Etienne Greib passe à la postérité dans un ouvrage papier qu’on rangerait dans l’étagère après l’avoir appris par cœur. Et Guy Cherqui, aka le Wanderer, puits d’érudition sans fond et analyste hors pair dans le champ opératique et dit classique est ma mine d’or.
Adrien Durand se fait une place de choix dans mon panthéon personnel. Un peu à part, parce que, sans doute d’une génération plus jeune que moi, il m’intéresse a priori moins mais il touche de manière insolemment juste à tout ce que je recherche et aime lire.
D’abord, alors qu’issu de la génération numérique, il réinvestit le papier avec Le Gospel et, ici, le Gospel en format poche, bien pratique pour les transports et pour se désolidariser des caresseurs de smartphone. Revoir la « méta » scène « dystopique » (pour utiliser le jargon de la génération « en distanciel ») de Fahrenheit de Truffaut, dans laquelle les voyageurs s’auto-tripotent. Groupie (dont il faudra bien qu’on reparle bientôt) et le Gospel, voilà deux publications qui m’ont enthousiasmé ces derniers mois. On y publie des articles de fond, traités de manière très subjective, en s’attardant sur les sujets sans pour autant se refuser les digressions. Le tout avec une autocritique et un certain gauchisme salvateur. À croire que tout cela avait bel et bien disparu. Adrien Durand appelle un chat un chat, ou plutôt un bourgeois, un bourgeois et ça ne peut que nous faire plaisir. « En même temps », le Gospel 7 est bien un numéro (coup) double et réversible : Une autre histoire du DIY /Musique et lutte des classes (avec un article qui ne mâche pas ses mots : Musique électronique française bourgeoise). Il était temps. Sans oublier un court article de Julien Langendorff, Boombox mystique et contes moraux, retour sur l’Odysée texane des Mountain Goats, qui est l’un des plus forts sur Darnielle qu’il m’ait été donnés de lire en français.
“Je n’aime que la musique triste” est dans cette même veine mais explore la partie plus intime de l’auteur. Ce n’est pas un livre sur la musique triste, ni un roman musical de l’ex-booker-organisateur-blogueur-pigiste-journaliste-musicien, c’est une variation, un Gospel qui prendrait une focale un tout petit peu plus égotiste. C’est, si on veut le croire, une recueil d’articles écrits dans la foulée, fin 2020, au sujet de son attachement à la musique triste. C’est aussi et surtout le récit d’une vie de l’adolescence à l’âge adulte, une collection de moments, de luttes, de peines perdues et d’autres gagnées. Un ensemble de regards sur une scène mondialisée. On se balade en France, dans des petites villes de province d’où l’on fuit et où on se replie, à Paris ou New York, grandes putains babyloniennes ( “Kebabylon” comme dirait Moffat), on cuve/descend en Floride…. On compare les pluies de Montréal et de Paris. Adrien Durand en a bien profité. Il a visiblement bien morflé aussi. “Je n’aime que la musique triste” est une œuvre morcelée qui fait, somme toute, office de reconstruction de soi et d’une époque. Comme toujours, on apprécie ce regard passéiste et nostalgique, comme si la musique, pourtant vécue intensément, était vouée à être regardée toujours en arrière.
C’est précisément dans ces fragments, ce relatif inachèvement, ces imprécisions et ces oublis sinon voulus au moins revendiqués qu’Adrien Durand nous touche. Oui, le rock critique a droit à des lacunes, des fixettes, des attachements soit disant honteux. “Je n’aime que la musique triste” est, dans la grande tradition du DIY, un anti-chef-d’œuvre et donc un ouvrage vraiment essentiel. Pour preuve, au-delà du recueil de prescription de ce grand écouteur, c’est surtout un portrait de son auteur et de notre temps sinon de nous-mêmes.
On a certainement rencontré Adrien Durand, ma moitié soupçonne que c’était peut-être après un Sparklehorse/Fennesz d’anthologie au Café de la danse (les bandes existent, je les ai presque touchées du doigt et elles exhalent encore un fort relent d’amertume envers un professionnel de la profession) ou encore au Trabendo. La cosignataire pense que Christophe Erwhein nous aurait présentés ce soir-là dans la cohue de ce moment exceptionnel et cernés par des rencontres improbables et presque embarrassantes. Permettez-moi de lever un mystère sur un des personnages dont Adrien Durand a l’élégance de taire le nom et qui est au centre de son texte “RIP in peace” (il restera en revanche entier sur le patron qui lui déclara : « la différence entre toi et moi c’est que toi tu aimes encore la musique ». Méditer) : Christophe Erwhein, donc. Tourneur, agent de Daktari puis de Kongfuzi.
Je n’aime pas beaucoup les tourneurs. Je n’aime pas beaucoup les agents. Je n’aime pas beaucoup les professionnels de la musique en général. Mais j’aimais beaucoup Christophe Erwhein. Lorsqu’avec les copains, on organisait tant bien que mal des concerts dans la cave moisie (et bénie) de l’Emporium à Rouen, on dealait quelquefois avec Christophe Erwhein. Qui nous refusait presque tout, Fennesz (ou le sale type pour lequel Adrien Durand passait son dimanche à trouver une bouteille de vin à 90 euros) par exemple, peut-être même The Books ou Dirty Projectors et qui essayait de nous refourguer The Vegetable Orchestra ou Frog Eyes. Quelques fois, il appelait sans spécialement vouloir nous vendre un truc, survolté (prise de substances ?), prêt à papoter pendant des heures (littéralement), à cracher sur les professionnels locaux et internationaux, à partager un enthousiasme voire simplement pour le plaisir de converser. On se souvient de ses rapports professionnels devenus presque haineux avec Pan Sonic (du moins de leur part) dans une indifférence agressive. D’un récit épique (avec force anecdotes) d’une tournée à leur côté où ils s’étaient montrés exécrables. On appréciait toujours ces papotages, ces quelques rencontres annuelles au festival Présences GRM, ces coups de gueules monumentaux, cette amitié franche dont il nous gratifiait, misérables ramasses miettes du show-business. Une fois, il nous a « accordé » Six Organs Of Admittance, sans qu’on sache très bien s’il le faisait de guerre lasse, pour boucher un trou ou simplement par amitié. Le connaissant (un peu), tout était possible. Je me souviens de ses tirades chocs : « Si t’écoutes pas 10 (15, 20, 30 ?) nouveaux albums par jour, c’est pas la peine de faire ce métier. » De son soulagement après un concert performance de d’Einstürzende Neubauten à la Maison de la radio, avec un Bargeld grandiloquent, bouffi d’arrogance devant les papes (mais aussi une bonne partie du public qui n’en méritait pas tant) du GRM, et de son envie post concert de dîner dans un bon restaurant de sushis, ce qui m’avait paru être parfaitement génial, pour cet exilé du business reclus en Bretagne, d’aller faire bombance de mets aussi simples et délicats que du poisson froid plutôt que de frayer avec la profession. Oui, c’était bon de le voir massacrer nos idoles (et son gagne-pain) d’alors pour rétablir un peu de justice, de déboulonner quelques socles. De cette folie-là, on en retrouve pas mal chez son fils putatif, Adrien Durand.
On a appris tardivement le décès de Christophe Erwhein. Peut-être avions-nous déjà émigré en Suède. Je pense souvent à lui, comme à un type vraiment important de cette époque-là, comme à quelqu’un de vraiment charnière, un héros de l’ombre tombé trop tôt et que sans doute l’histoire ne retiendra pas. J’ai encore des mails archivés que je conserve et qui me parlent autant que le souvenir qui s’efface de Sparklehorse et Fennesz s’échangeant leurs rôles supposés sur scène (Fennesz au piano, Sparklehorse à l’électronique au final ?).
Une chose revient souvent dans les écrits d’Adrien, c’est le rapport qu’on peut entretenir avec les artistes, nos héros, et la vanité que l’on peut en tirer à les avoir côtoyés (cf. les concerts de John Maus dans la partie “Je me souviens”, hommage à John Brainard mais, pour moi, clin d’œil à Philippe Dumez et à son “Basse Fidélité”). Cette vanité est bien souvent mise de côté par rapport à ce quelque chose de mystérieux et inatteignable qu’on cherche sans doute dans la critique et l’organisation de concert à quelque maillon qu’on se trouve. Quelque chose de l’ordre de la plus haute importance, à transmettre, comme une étincelle de vérité du monde à porter au monde. Que cette essence passe par la subjectivité m’étonne toujours et pourtant…
Ainsi, au-delà de la vanité d’avoir eu Ben Chasny et Elisa Ambrogio dans notre petit intérieur, d’avoir finalement bossé des années pour avoir cette chance, la motivation supérieure et la joie résidait bien dans la possibilité de transmettre notre passion à d’autres outre-parisiens, les Rouennais principalement. Et qu’au moment même de partager le calva trafiqué du beau-grand-père avec nos idoles de folk-rock noise psyché en écoutant, selon leur choix, dans notre discothèque, Purcell ou Guillaume de Machaut, ce qui me déchirait le cœur, c’est qu’un autre membre de l’asso, alors en bisbille avec nous, mais surtout bachelardien devant l’éternel, se privait de papoter de l’ami Gaston avec Chasny, tout fou de faire un after show devant une bibliothèque et de pouvoir parler des philosophes français. Je ne me rappelle pas si ce soir-là, éreintés les uns et les autres pour diverses raisons, nous parlâmes de Mallarmé.
Voilà ce qui remonte, entre autres, en lisant “Je n’aime que la musique triste” d’Adrien Durand. Je me dis que ce court petit livre, aux illustrations choisies (Romain Barbot) n’est qu’un prélude, que l’histoire de notre temps (“Notre musique”, titrait Godard) est encore et toujours à écrire, sans doute à la première personne, faute de mieux. Que c’est absolument vital et nécessaire, et que cela nous dépasse !
Et si au passage on replace “Wicked Game” de Chris Isaak, ou “All Night Long” de Lionel Richie à côté de Hiroshi Yoshimura (même si on préfère “Music for Nine Postcards” à “Green”), tant mieux.
Post scriptum :
Lu le soir même dans “Modeste Mignon” de Balzac (curieux roman de l’auteur de “La Comédie humaine”, fort lié à “Wilhelm Meister” de Goethe et contenant une grande première de l’édition du roman du XVIIIe, une chanson avec partition) : « Ni Lord Byron, ni Goethe, ni Walter Scott, ni Cuvier, ni l’inventeur ne s’appartiennent, ils sont les esclaves de leur idée ; et cette puissance mystérieuse est plus jalouse qu’une femme, elle les absorbe, elle les fait vivre et le tue à son profit. Les développements visibles de cette existence cachée ressemblent en résultat à l’égoïsme ; mais comment oser dire que l’homme qui s’est vendu au plaisir, à l’instruction ou à la grandeur de son époque est égoïste. »
Pas de hasard…
Avec l’aide de Johanna Decrock, modeste mignonne.
“Je n’aime que la musique triste” est disponible directement du producteur au consommateur auprès du Gospel ici.
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