Quand je pense à Wilfried Schaeffer, j’entends « Here » de Pavement interprété par Tindersticks. J’entends aussi « la 7 !!! » beuglée du fond de la salle de concert, généralement la cave moisie de l’Emporium, dans laquelle on s’est abîmé définitivement les oreilles lors d’une jeunesse attardée qui ne semblait jamais finir.
Wilfried Schaeffer de Rouen, du moins en ce temps-là, c’était le précieux et le grotesque, le Mahler pop : un démiurge d’une pop music lettrée et fine sur disque comme en concert et Jackass downtown. Rien d’étonnant à ce que Katerine ait reconnu, et depuis longtemps, les talents de Wilfried.
Si j’ai toujours apprécié la musique de Maarten, première incarnation, chroniquée ici même en son temps et depuis, assez régulièrement, avec toujours beaucoup d’enthousiasme, j’ai peu suivi les élucubrations de Willo, avatar nécessaire, disait-on (du moins les Maartenistes locaux), à une émancipation, voire une libération du Wilfried. Je me suis borné à suivre les débuts médiatiques fort amusants du personnage (les vidéos, les perruques…), moins à écouter sa musique.
C’est que, chez nous, la famille est divisée. Ma moitié regarde d’un air un peu condescendant toute l’école anglaise : éducation sévère à la mode Sonic Youth/Fugazi oblige, études suivies chez les écuries abstraites (Touch) et bruitistes extrêmes (Mego) lui font prendre ces finasseries mélodiques pour de la petite bière. Certains disques demeurent interdits en sa présence même si, reconnaissons-le, c’est de moins en moins vrai et Maarten (et quelques autres petits enfants huitres!) sont longtemps restés ostracisés.
Nowhere to Hide a remis les pendule à l’heure et, en cuisine, au moment de préparer le repas, devant une tête de chou vert à débiter, et, surtout, loin des oreilles des enfants, elle me fait cette confession éprouvante et émouvante : elle adore l’album de Nowhere to Hide. Elle l’a bien écouté de fond en comble, pour trouver une petite tare, une ligne un peu faible, un texte boiteux, espérant trouver le ratage dans le texte évoquant à la grand-mère (écho à « My Favourite Sheriff » enregistré par Jason Lyttle). Mais, nenni, tout lui a plu. Elle ne lui donne pas le titre d’album de l’année, tout de même, mais est bien en peine d’en trouver d’autres qui le surpassent. Et elle a raison.
Si on reconnaît la valeur d’une grande partie du panthéon shaefferien, Love, The Left Banke, Eliott Smith, Grandaddy, on n’y a jamais souscrit plus que ça. On s’entend, c’est évident mais on ne partage pas les mêmes principes fondamentaux. On a grandi dans la pop anglaise pour basculer résolument dans le rock amerloque, des trucs plus bruts, plus simples. Plus Dany Johnston que Danny Wilde. C’est sans doute pour cela qu’on a toujours ressenti une distance dans la musique de Schaeffer.
Avec Nowhere to Hide, c’est comme si Wilfried lâchait ses grands patrons et mettait un peu plus de ses tripes sur la table. Je ne sais pas si c’est un vrai ou un faux album solo mais en tout cas, il en a toutes les caractéristiques. Une atmosphère assez directe, rentre dedans, faite de peu : un clavier (des claviers !) aux couleurs fluctuantes, faussement simplistes, et une belle guitare. Quelques fois des rehauts de basses ou de batterie, voire de flûte (incroyable surgissement sur « I love her »). Ça sent toujours la bricole, l’immédiateté mais c’est aussi hyper produit (ah ce petit retour de piano sur « It’s all on you », les gazouillis sur « I Love her », entre autres).
Et puis, il y a les textes. Chansons de trahisons, chansons de ruptures. Chansons d’amour et de désamour. Presque alternativement. Et ça balance. « Nowhere to Hide », c’est véritablement le disque de l’affranchissement. Cela ne se fait pas sans amertume, ni rancœur, c’est même assez violent parfois (« A Good Friend », « It tears me up inside »), à d’autres moments c’est léger comme tout (« Through my window »)… en apparence. D’ailleurs on pense, et c’est le sentiment de la musique et de l’album en général, que toutes ces ruptures, si atroces ou coûteuses soient-elles, sont véritablement libératrices.
On aime également les ruptures de ton, d’ambiances présentes dans certains titres, les pastiches aussi (« I love her », Beatles/Buckinghams, « A Perfect Place », Lou Reed) qui nous invitent à ne pas prendre tout au premier degré. À ne pas (trop) se laisser bercer.
Ainsi, l’album n’est peut-être pas une forme d’autobiographie stricto sensu comme dans les canons folk en règle mais d’autofiction voire de fictions, comme dans la pop psychédélique. L’ami(e ?) toxique dont il faut se débarrasser, n’est-il pas un doppleganger de l’auteur ? Quoiqu’il en soit cette indécision dans les textes et ce flottement musical accentuent cet effet d’abstraction et de décalage vers l’intime universel si attachant dans la pop.
On aime aussi les jeux d’échos textuels (« Cards », « A Perfect Place ») et les micro constructions de cathédrales pop à l’échelle de quelques minutes, ces petits chatoiements d’arrangements qui ravissent à tout moment et qu’on découvre à chaque écoute (des délicatesses à la The New Year, dixit ma douce, qui exagère évidemment, mais elle ne peut pas faire meilleur compliment).
Et puis, il y a, sur ces évidences mélodiques, une énergie rock pure, puissante et qu’on n’attendait vraiment pas. Sur « A Good friend », une batterie sèche comme un coup de trique, des répétitions minimales (claviers, riffs), des arrangements finauds qui ne font que passer, dieu que c’est efficace ! Et puis la 7 (la 7 !!!!), « Cards », magic roundabout psyché, qui nous fait tourner en bourrique jusqu’à ce finale rock killer, qui jette en plus des regards presque goguenards vers les Beatles.
J’arrête là les citations car j’aime tout, de ce solo de guitare sur « Through my window » aux claviers malades qui zèbrent le disque (presque sirène d’ambulance sur la fin de « It tears me up inside »), ces percussions malignes çà et là, aussi discrètes qu’hyper présentes.
C’est ainsi que Nowhere to Hide rejoint la liste de nos marottes aussi secrètes que précieuses, Paloma, Pokett, Centenaire ou encore Sodastream en leur temps et que Wilfried vient d’enregistrer un véritable petit chef-d’œuvre, à ranger sans honte auprès des autres grands disques de l’année (et quelle année !) de nos songwriters internationaux préférés, qui se sont donnés le mot pour ne pas nous laisser dans l’indigence en cette fin de décennie.
Laisser Nowhere to Hide dans l’anonymat serait criminel et ce quasi silence médiatique est insupportable. Sur ce, je reprends ma bannière promotionnelle, pour travailler au corps, mail après mail, et même par SMS s’il le faut, tout ce que le monde compte d’oreilles. C’est urgent.