Ce confinement est pour beaucoup d’entre nous l’occasion de nous replonger dans quelques disques obscurs et oubliés. Et, parfois, d’y retrouver des chansons qui ont compté, et qui nous évoquent des souvenirs. Aujourd’hui, “Alphabet City” de Clare and the Reasons (2007).
Avec Clare and the Reasons, ce fut une belle histoire. Assez brève, mais intense. Nous étions en 2008, et même si le “retour du rock” était depuis longtemps passé, nous étions encore à guetter tout ce qui venait de New York. Parmi les nombreux groupes qui revisitaient avec plus ou moins de talent et de personnalité le post-punk ou expérimentaient avec les machines, celui-ci n’avait aucun mal à se distinguer. Déjà, le duo fondateur sortait de l’ordinaire : Clare Muldaur Manchon était la fille de deux musiciens folk très respectés, Geoff et Maria Muldaur, dont on entend une chanson dans le film “Brazil” ; son mari Olivier Manchon était français ; les deux s’étaient rencontrés quand ils étudiaient au Berklee College of Music de Boston, ce qu’on peut appeler une filière d’excellence. Leurs influences étaient sans doute moins à chercher du côté du CBGB (devenu une boutique de fringues) que du jazz vocal, des comédies musicales ou de la pop légère des sixties. Et la voix caressante de Clare avait plus à voir avec Helen Merrill, Julie London ou Blossom Dearie qu’avec Patti Smith ou Karen O des Yeah Yeah Yeahs.
Leur premier album, “The Movie”, était sorti en 2007 sur le microlabel qu’ils avaient créé, Frogstand. Vu les accointances du groupe avec la France, il semblait inévitable qu’il soit distribué chez nous. C’est la bonne maison Fargo qui s’en chargea, l’année suivante. La pochette américaine, avec son imagerie de film noir (ci-dessus), avait été remplacée par un joli portrait de la chanteuse (j’ai aussi trouvé la trace d’un improbable pressage coréen avec un visuel encore différent, illustration plus bas), et au dos du CD promo, la mention “With special guests Sufjan Stevens and Van Dyke Parks” était dans un corps plus gros que les noms des (onze) musiciens. Parmi eux, un certain Josh Mease, auteur de deux albums remarquables (l’un sous son nom, l’autre sous l’alias Lapland), avec qui je boirai un verre à l’automne 2008 dans un bar de Park Slope. Quelques semaines avant, j’avais eu le plaisir d’interviewer Clare à Paris – au Café de l’Industrie, si mes souvenirs sont bons –, et elle s’était révélée aussi charmante que sa musique.
« This record was made without the use of Glockenspiel or Melodica », indique curieusement la pochette. Peut-être, mais l’instrumentarium de “The Movie” est remarquablement riche et varié, le couple Muldaur Manchon ayant dû rameuter tous ses anciens camarades de fac pour former un petit orchestre de cordes et vents. Des musiciens chevronnés que méritaient bien ces compositions à la fois savantes et graciles, rendues absolument irrésistibles par la voix de Clare. Difficile d’en choisir une tant elles rivalisent d’excellence. La version totalement réarrangée de “Everybody Wants to Rule the World”, rajoutée sur le pressage français, pourrait prétendre au trône mais ne leur rendrait pas justice car c’est avant tout une grande chanson de Tears For Fears. Optons plutôt pour “Alphabet City”, où une femme se rappelle avec nostalgie les premiers temps insouciants de sa vie de couple impécunieuse dans ce quartier de New York – c’est du moins ainsi que je comprends les paroles. Coupe-gorge et haut lieu du deal dans les années 80 (« Avenue A, you’re Alright. Avenue B, you’re Brave. Avenue C, you’re Crazy. Avenue D, you’re Dead », disait le dicton), vaguement immortalisé par un film homonyme d’Amos Poe en 1984 (score par Nile Rodgers), Alphabet City gardait encore dans les années 2000 une vibration bohème malgré la gentrification de la ville. Il me semble que Clare et Olivier y avaient habité, mais pas sûr que la chanson soit très autobiographique : ils semblaient surtout s’être amusés du contraste entre le New York sauvage d’antan auquel renvoyait le titre et leurs arrangements évoquant plutôt le chic de la Cinquième Avenue. C’est en tout cas une splendeur absolue.
Aussi délicieux sur scène que sur disque, le groupe allait encore sortir deux albums (“Arrow” en 2009 et “KR-51” en 2012, enregistré en Allemagne et à Paris, mais distribué uniquement aux Etats-Unis), peut-être un peu moins éblouissants que le premier quoique tout aussi délectables. Puis plus rien, du moins sous le nom de Clare and the Reasons : selon Discogs, « in 2013 the band stopped touring to allow Clare and Olivier to concentrate on raising their family. They continue to make music in the form of film & TV scoring » (on entendait d’ailleurs leurs chansons dans l’une des séries les plus drôles de tous les temps, “Arrested Development”). Une excuse tout à fait valable, mais quand même, ils me manquent.
Une version live en quartette enregistrée pour le magazine “Paste” :
Clare and the Reasons ont toujours une page Facebook, où l’on peut notamment découvrir les derniers projets musicaux du couple.