L’automne dernier, Pat Fish et Tim Keegan se produisaient, séparément puis ensemble pour un chaleureux rappel, devant quelques dizaines de personnes à Malakoff (Hauts-de-Seine). Quelques heures plus tôt, nous avions interviewé le premier en compagnie du second, qui le connaît depuis longtemps. Comme souvent avec le Jazz Butcher en chef, la conversation est partie un peu dans tous les sens, riche en anecdotes et souvenirs savoureux. A l’image de sa musique, au fond.
Bien que tu aies des fans fidèles en France, tu viens rarement y jouer. Pourquoi ?
Pat Fish : Parce que personne ne me demande ! (rires) « Tout simplement… » (en français) On avait donné quelques concerts dans la région de Bordeaux, en 2015 je crois, mais ça fait très longtemps qu’on n’a pas joué à Paris. La dernière fois, c’était à l’Arapaho, il paraît que la salle n’existe plus. D’ailleurs, à l’époque je m’étais dit que cet endroit n’allait sans doute pas durer encore très longtemps… (rires) Je me souviens d’avoir vu Alan Vega là-bas un soir. C’était étrange car sur scène il était très agressif, menaçant les spectateurs (il l’imite). Et après le concert, on était allé le voir dans sa loge et il était tout gentil : « Oh, hi… How are you, it’s so good to see you, man ». Le changement était incroyable. Enfin, il valait mieux que ce soir dans ce sens-là que dans l’autre !
Huit de tes anciens albums ont été récemment réédités par le label Fire, en vinyle et sous la forme de deux coffrets CD : “The Wasted Years” pour la période Glass (1983-86) et “The Violent Years” pour la période Creation (1988-1991). Qui en a eu l’idée ?
Ce sont les gens de Fire qui sont venus me voir, via un ami qui travaille avec eux. Ils m’ont proposé de l’argent pour le back catalogue du Jazz Butcher et j’ai accepté en leur disant d’en faire ce qu’ils voulaient. Je suis satisfait des coffrets, ils sont fait du bon travail. Pour le premier, je leur avais dit que j’écrirais moi-même le texte du livret. Et là, je me suis retrouvé confronté à un vrai problème. Parce que le premier album du Jazz Butcher, et donc le premier que les possesseurs de cette anthologie allaient écouter, c’est “Bath of Bacon”. Un disque enregistré il y a bien longtemps… Je me mettais à la place d’un critique musical de vingt ou vingt-cinq ans qui devait écrire une chronique. En découvrant ça, il se serait sûrement dit : « Mais pourquoi ont-ils mis cette merde dans le coffret ? » (rires) Du coup, j’ai eu comme un blocage et ça m’a bien pris six mois pour écrire ces notes… parce que je ne voyais pas comment expliquer “Bath of Bacon”. J’ai fini par élaborer une théorie outrancière selon laquelle c’est un disque de DJing. Si le sampling avait existé à l’époque, il aurait été bien plus facile à faire ! Car à la base, c’est juste un assemblage d’idées musicales prises ailleurs. Des petits larcins. L’espace de dix minutes, j’ai même pensé à le refaire avec un sampler. Avant de me dire que ce serait une perte de temps ! L’intro de “Girls Who Keep Goldfish”, par exemple, c’est “I’m Set Free” du Velvet Underground. On s’attendait à voir débarquer des avocats de New York. Bon, en fait, 104 ans après, personne ne s’en est aperçu. (rires)
Est-il prévu de ressortir les autres disques du Jazz Butcher : les singles, les albums live, ceux parus après 1991 ?
J’aimerais bien, cependant des problèmes se posent, notamment avec Illuminate (1995). A l’époque, Sony était impliqué et je ne sais pas si Fire est assez puissant pour récupérer les droits. Mais sinon, un troisième coffret est presque terminé. Il rassemblera les faces A et B des singles, des morceaux obscurs et, sur le quatrième CD, une session radio enregistrée à Santa Monica. L’histoire est hilarante. Nous étions en tournée en Californie depuis huit semaines, on roulait, et à un moment notre tour manager nous dit : « Ah, au fait, vous jouez live à la radio à Los Angeles ce soir ». Ça devait être diffusé en direct. On a dit qu’on ne jouerait que deux morceaux… et finalement on en a fait treize ! (il éclate de rire) Et tout le monde était ravi du résultat. Je suis vraiment heureux que l’on puisse enfin sortir cet enregistrement. Pour ce qui est des titres rares, des faces B, pffff… « C’est pas grand-chose. » (en français) Donc c’est bien d’avoir cette session radio pour rendre l’ensemble plus riche.
Tu as toujours été le seul membre permanent du groupe, à tel point qu’il se confond aujourd’hui avec toi. Pensais-tu dès le début qu’il en serait ainsi ?
Quand tu commences, tu ne te poses pas trop la question. Tu joues avec d’autres personnes, ça fait un groupe. Deux ans plus tard peut-être, tu comprends que tu as besoin d’une formation plus solide, avec d’autres musiciens, ça dure encore deux ou trois ans. Et là, tu te rends compte que pour que ça fonctionne, il te faut des gens qui sont libres et qui veulent le faire. Il faut éviter les situations où un membre de l’équipe n’a pas envie de jouer… J’avais un bon groupe il y a quelques années, avec lequel j’ai donné des concerts, mais il s’est évaporé. Le trompettiste, qui est également un bon peintre et un gars très sympathique, vit en Sicile maintenant…
Tim Keegan : Ton dernier album en date, le très réussi “Last of the Gentleman Adventurers”, bénéficiait de la présence du guitariste Max Eider, membre du groupe de 1982 à 1986, puis de nouveau à partir de 1995. Mais après deux concerts, il est parti. Ça a dû être un moment difficile ?
C’était bizarre, c’est sûr. La journée était belle, on s’était retrouvée à la salle où on devait se produire le soir, et là, l’air sinistre, il m’a dit qu’il arrêtait la scène pour des raisons de santé, qu’il avait cru mourir la veille quand son cœur s’était emballé, à Brixton… alors qu’il avait été très bon malgré son état ! Ceci dit, je suis sûr qu’il jouera sur le prochain disque. Peut-être pas sur l’ensemble, comme pour “Gentleman Adventurers”, mais au moins sur quelques morceaux.
Par rapport à d’autres groupes des années 80 et 90, dont certains ont d’ailleurs fait leur come-back ces dernières années, The Jazz Butcher est plus difficile à cataloguer du fait de la variété de ton inspiration. Penses-tu que ça a a pu faire obstacle à un plus grand succès ?
Je crois surtout que mes chansons, parce qu’elle sont plutôt immédiates, n’ont pas toujours été bien comprises. Celles que les gens considéraient généralement comme fantaisistes sont plutôt mélancoliques, sombres. Prends “Love Kittens” sur “Bath of Bacon”, par exemple. Ça parle d’un homme qui est devenu tellement désenchanté par l’existence que les chatons sont la seule chose à laquelle il veut penser. C’est pathétique… J’ai joué la chanson à une fête chez un ami, il l’a filmée et mise sur Internet avec ce commentaire : « The darkest song ever written » ! (voir ci-dessous) J’étais content qu’il ait compris. Donc ces chansons peuvent sembler un peu idiotes, mais elles montrent comment certaines personnes peuvent finir. L’idée n’est pas de se moquer de fous. J’ai été beaucoup influencé par Syd Barrett, que je n’ai jamais considéré comme un fou… Franchement, je peux comprendre que quelqu’un en ait marre de rester assis pendant des heures dans un van mal chauffé, pour aller jouer dans un bled paumé où le public va te jeter des bouteilles. Puis de rentrer chez soi dans un froid glacial, à écouter Roger Waters parler de ses plans de carrière. Ce n’est pas de la folie. (sourire)
Tu parlais de ton premier album comme d’un mix d’influences. Quel genre de musique écoutais-tu quand tu as toi-même commencé à écrire des chansons ?
J’avais envie que notre musique soit inclassable, et l’une des raisons de cela, c’était “London Calling” des Clash. Parce qu’avec ce disque, ils se libéraient de leur propre camisole. Une fois qu’ils ont eu Topper Headon avec eux, ils pouvaient jouer ce qu’ils voulaient. Ça a été une vraie libération pour moi aussi. Un autre groupe que j’écoutais beaucoup au début des années 80, c’était les Fun Boy Three, j’adorais leurs paroles. Ils écrivaient des chansons sur quelque chose, ce qui était plutôt rare à l’époque… Sinon, j’ai toujours été fan de soul music, et je crois que ça s’entend sur “Bath of Bacon”, cette façon de chanter en criant comme si je venais de Memphis… Et puis le Velvet, bien sûr. Mais j’en ai eu vite assez des clichés à leur sujet : « Ah, le Velvet Underground… Le sadomasochisme, l’héroïne, la violence de rue… » Vous plaisantez ! Quand je reprend une de leurs chansons, j’ai l’impression qu’Oncle Lou est derrière moi, qu’il pose sa main sur mon épaule en me disant d’un air calme : « yeah, it’s OK »… (Tim approuve : « Big softee, Uncle Lou. Il faisait semblant, souvent. ») Ce qui m’amuse avec Lou Reed, c’est qu’il effrayait les journalistes. Même quand il se montrait drôle et charmant, ils avaient encore peur de lui, et trouvaient qu’il leur avait mal parlé ! L’interview la plus drôle avec lui que j’ai vue, c’est en Afrique du Sud ou en Australie, un coin comme ça, face à un jeune journaliste genre MTV. Le type lui demande s’il est heureux d’être dans le pays en question, et Lou répond juste « non ». « Monsieur Reed, êtes-vous heureux de passer à la télé ? – Non ». Décontenancé, il lui repose la question, et Lou le regarde et répond : « Vous avez vu ce qui passe, à la télé ? » (rires)
Les notes de pochette de “Last of the Gentleman Adventurers” étaient signées par l’auteur de comics et écrivain Alan Moore. Vous êtes voisins à Northampton ?
Oui, il n’habite pas très loin de chez moi, et nous sommes amis depuis les années 80. Il est l’auteur des comics “Watchmen” et de “V for Vendetta”, notamment. Et récemment, il a publié un énorme roman, “Jérusalem”, dont l’un des chapitres est une parodie très élaborée de James Joyce. Bon, en fait, l’idée du livre, c’est que Northampton est le centre de l’univers, parce qu’Alan Moore y vit. (rires) C’est une étrange petite ville, mais je l’adore. C’est très difficile de la décrire, en fait… Le plus simple, ce serait de citer les paroles d’une de mes nouvelles chansons : « I live in a town where people say no ». Et c’est ce que j’aime chez les habitants de Northampton : quand il y a quelque chose qu’ils ne veulent pas faire, comme un boulot pourri, ils refusent, simplement. Il faut bien compter trente ans avant qu’ils daignent t’adresser la parole. Mais ça en vaut la peine !
Tim Keegan : Je crois que c’est comme ça partout en Angleterre !
C’est encore plus prononcé quand tu montes vers le nord. Et le sens de l’humour peut être vraiment spécial. Je me souviens d’un petit incident il y a quelques années, quand les Woodentops reformés étaient venus jouer dans un club à Northampton. Après le concert, j’étais avec eux et certains membres du Jazz Butcher, dehors, à fumer. La joueuse de claviers des Woodies était nouvelle dans le groupe, on sentait qu’elle était nerveuse et qu’elle cherchait l’assentiment des autres sur sa prestation. Mon ami Ian et moi lui expliquions justement le sens de l’humour local, que Rolo [leader des Woodentops et membre du Jazz Butcher au tout début, NDLR], lui, comprend très bien. « Les gens sont vraiment horribles les uns avec les autres, mais c’est drôle », etc. Elle nous écoutait attentivement. Et à un moment, Ian lui sort : « Ah, au fait, tu était vraiment nulle ce soir » [« you were shit tonight, by the way »]. Une parfaite illustration de ce qu’on venait de lui expliquer… Elle a fondu en larmes.
Comment se passent tes journées à Northampton ? Tu écris des chansons ?
Ça m’arrive… Je joue un peu de musique tous les jours, en tout cas. Beaucoup d’interactions sociales… Je fume, je bois. Et je m’occupe de mon chat, Raoul [auquel il a consacré une chanson, NDLR] C’est lui le patron, je dois lui obéir. Je lui ouvre quand il frappe à la porte, si si !
Es-tu encore en contact avec Alan McGee, le fondateur du label Creation ? Il semble toujours très fan de ta musique.
On ne se voit pas très souvent et on ne communique pas énormément, si ce n’est pas ordinateurs interposés. Il doit bientôt venir à Northampton dans le cadre de sa tournée de conférences où, en gros, il parle du fait d’être Alan McGee… Je pense y aller pour pouvoir lui crier : « Barre-toi de la scène ! » (rires) La dernière fois qu’il était en ville, il faisait le DJ lors d’une soirée de groupes locaux. Une fois le dernier concert terminé, presque tout le monde est parti, on ne devait être plus qu’une dizaine de personnes. Et Alan a continué à passer des disques comme si sa vie en dépendait ! Il était vraiment à fond. Je pense que les dix spectateurs qui étaient encore là le connaissaient tout personnellement. Il est resté un vrai passionné de musique. J’ai vu qu’un biopic était en train d’être tourné sur lui, je ne sais pas ce que ça va donner.
Tu jouais du saxophone quand tu étais plus jeune. C’est un instrument auquel tu restes attché ?
Oui, et d’ailleurs le Jazz Butcher a longtemps eu un saxophoniste, Alex Green, mais cela fait des années qu’il ne joue plus. Je me souviens d’une interview – d’ailleurs j’ai toujours la cassette, bizarrement – dans laquelle il disait, d’un air très pénétré : « Bien sûr, au tout début de l’humanité, on communiquait en soufflant dans une corne. C’est ça qui est venu en premier. » Et la dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il avait mis son saxo au rebut ! Ça n’est plus aussi important pour lui, visiblement. Il était venu me voir chez moi, sans prévenir, on avait discuté. Je lui avais demandé ce qu’il faisait à présent, et il m’avait répondu qu’il travaillait pour la banque Barclays à Jersey. Il avait alors commencé à m’expliquer toutes les opérations un peu louches qu’il faisait, avec l’Iran, des choses comme ça, en me disant que ça restait évidemment entre nous. Et le lendemain, je vais acheter le journal, et je lis « Barclays bank in Jersey, completely corrupt : 10 page special » ! Il est sans doute en prison aujourd’hui. (rires)
Il y a quelques années, un nouvel album était annoncé, “The Highest in the Land”. Qu’en est-il ?
Il devrait sortir, sur le label Glass qui a été relancé sous le nom Glass Modern. Ils ont déjà sorti un morceau de Future Pilot AKA avec Robert Wyatt au chant. J’aime bien l’idée de renouer avec mon ancien label même si j’ai de très bons rapports avec Fire records. Pour l’instant, j’en suis au stade des maquettes, je dois avoir 60 ou 70 % des chansons. Parfois, c’est vers la fin de l’enregistrement d’un album qu’une nouvelle émerge, de façon presque inconsciente. Ça a été le cas de “La Mer”, sur le premier album. J’avais passé tout l’après-midi dessus sans en être satisfait. Soudain, j’ai eu l’idée d’écrire un texte en français, et hop, ça fonctionnait. Souvent, le fait d’être limité en temps stimule l’imagination.
Photos : Vincent Arquillière (Londres, 2016, et Fontenay-aux-Roses, 2019).
Pierre Guillaume
Merci beaucoup pour cet interview qui prolonge les excellents moments passés en septembre dernier à Malakoff…!!
Cela fait plaisir de savoir qu’un nouvel album pourrait être en vue bientôt et qu’un troisième coffret d’une « anthologie » de Pat Fish pourrait également sortir…!
Long live The Jazz Butcher…!!!
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