J’ai aimé et acheté ce disque totalement en aveugle. Le fait est assez rare dans notre monde saturé d’informations pour narrer cette expérience que les plus jeunes ne connaîtront plus. Alors que les vendeurs du magasin de disques Pet Sounds s’affairent pour trouver un exemplaire de « Together At Last » de Jeff Tweedy que je leur avais commandé, un enregistrement est diffusé dans l’énorme soundsystem du lieu. Il est midi, peu de clients zonent, l’un des vendeurs semble, comme toujours, émerger d’une grosse cuite. Ses copains et lui sont d’autant plus embêtés et actifs à la recherche qu’ils m’ont répété tant et plus qu’il n’y avait que deux exemplaires du disque dans toute la Suède. Pendant ce temps, de plus en plus long, sortent des sons effrayants, inouïs, mélange de musique contemporaine, expérimentale, d’ambiant et de métal, un truc pétrifiant en ce début d’après-midi. Scott Walker a dû sortir un nouveau disque avec ses petits copains de Sunn O))), voire John Carpenter à la production, me dis-je, et il est sacrément culotté puisqu’il… ne chante pas. Je chope un vendeur au vol, qui est obligé de regarder la playlist de son Spotify. Il s’agit du « Beloved »de Randall Dunn. A défaut du Tweedy, je le prends si vous l’avez.
Comme dans « High Fidelity », je vois un autre client s’approcher du comptoir et tenir à peu près ce même discours pour repartir, non pas avec du fromage mais avec le « Beloved » sous le bras. Et ce disque est loin d’être du The Beta band !
« Beloved »est un disque cauchemardesque, d’ambiances sombres, de sons agencés, de bidouillages, d’expérimentations variées, de recherche sonore, bref un disque de producteur.
Il est difficile de suivre la carrière crossover de Randall Dunn, dont on retrouve sur notre site quelques pistes diverses. En tant que musicien avec les Masters Musicians of Bukkake, soit de l’ethno-métal psychédélique, ou encore derrière les disques des folkeuses Jessee Sykes et Marissa Nadler et à la production du monumental et mythique « Monoliths & Dimensions » de Sunn O))).
C’est un peu toute la patte de Dunn qu’on retrouve ici condensée dans des émanations d’atmosphères lourdes et variées. Il ne s’est jamais caché d’être un cinéaste raté. Il nous livre ici des pistes sonores de ce que pourrait être son univers visuel. C’est à la fois très évocateur et plus puissant puisque complètement libéré d’une narration visuelle et tonale.
Pour jouer avec ses (nos ?) démons, Randall s’est entouré, comme Carpenter, d’un fatras de machines vintage et autres jouets pour adultes dont la liste fait frémir (citons entre autres l’EMS Synthi 100) mais aussi de joyeux lurons aux clarinettes, contrebasses, violoncelles et autres altos, souvent méconnaissables.
Amphidromic Point (de non-retour) ouvre le bal des damnés avec des glissements colorés (les filtres de la pochette) renouvelés sur des vrombissements chtoniens et des appels figurés de trompettes indécises, primitives et effrayantes. On pense à la bande son de Médée de Pasolini et aux rites solaires sanglants et régénérateurs de son début. L’éclat de la Callas en moins car c’est plutôt Cthulhu qu’on invoque ici.
Sur « Lava Rock », on retrouve des descentes chromatiques, typiques de Sunn O))) mais sans les rugissements des amplis. Basse fretless contre stridences et dissonances rappellent les conques finales de « Monoliths & Dimensions ».
Dans « Something about that night », est-ce de la house metal ou la new wave of american doom ? La voix soul, distordue et perdue dans des échos, de Frank Fisher d’Algiers incarne (vraiment ?), imprime (peut-être) une vague forme humaine pendant que des sonorités métalliques vrillent les oreilles. C’est Scott Walker battu à mort sur son propre terrain (« Soused ») et ce ne sont pas les clarinettes miroitantes à la Evan Parker qui nous contrediront. Comme dans le rêve et le cauchemar, l’indécision et l’instabilité sont de mises. « Beloved » est un disque de perte de repères.
« Theoria Aleph » est une messe noire-bleu-nuit et avec tambours angoissants. On distingue des vrombissements d’infra basses sur glissements de cordes (alto et violoncelle) doublées de claviers en mal d’amour et de mer.
« Mexico City » est peut-être le meilleur morceau ambiant de l’album et la rencontre de Vangelis jouant Blade Runner (l’utilisation du E-mu Emulator) et du héros lo-fi John Carpenter. Futuriste, rétro, angoissant : une bande son idéale pour se promener la nuit dans le quartier romain de l’EUR et traquer les fantômes de Mussolini, d’Antonioni et de Rosselini.
« Virgo »est un feu d’artifices (au sens propre comme au figuré : il s’agit d’éclairs fabriqués « maison ») et on atteint la fin de la face B comme celle de la face A avec un morceau chanté, « A true home », par la diva Zola Jesus, soit Dead Can Dance un soir d’Halloween chantant un poème zen japonais du XVIe sur… la mort bien sûr. On retrouve, finalement, les ambiances arabisantes qui irriguent aussi l’oasis de Dunn.
On ne peut s’empêcher de penser aux claviers noyés dans les concerts de Sunn O))) ici enfin émergeants, magnifiés et à tout ce qui faisait les délices des « Monoliths & Dimensions »et « Altar »en compagnie de Boris. Ce sont finalement les détails, les ambiances de ces grands disques livrés ici quasi nu. Alors, oui c’est très beau et on adore s’y perdre. Jouer à se faire peur aussi. Reste qu’il est difficile de s’y replonger (le soir en lisant une histoire pour les enfants par exemple) et qu’on ne retrouve pas toujours l’émotion forte de la première fois.
C’est un beau pari en tout cas de livrer le premier album d’ambiant doom et on est sûr que sinon Carpenter, du moins Scott Walker a trouvé un futur partenaire de jeu idéal pour nos prochaines frayeurs.