Pourquoi se priver de poésie et d’esprit aventureux dans une musique hexagonale qui parfois dilue notre attention dans des lieux trop référencés ? Philippe Crab, avec Fructidor Cancions Del Mashuke, est une fois encore hors cadre avec une sensibilité mutante.
La poésie ne souffre pas de l’impatience. Elle demande une mise en condition, l’exacte addition de l’attention, de la sesnibilité que l’on laisse aller, de l’abandon choisie comme une loi.
Il faut un peu de tout cela pour entrer dans un disque de Philippe Crab. Ceux qui ne se prépareraient pas ne comprendraient pas tout le magnétisme qui découlent des 15 titres de « Fructidor Cancions Del Mashuke » comme il en va de tous les disques de M. Crab. A coup sûr, il ne fait rien pour nous faciliter la tâche. Il aime à noyer le poisson et à être le fleuve.
Pour faire le sort au jeu des références, imaginez ce que donnerait le mélange entre un Mathieu Boogaerts sous acide, un Robert Wyatt réveillé et un Moondog électrifié. Autant dire qu’il est question ici de déconstruction et de jeu avec les angles morts. Vous savez, ces espaces minuscules où à l’arrière de l’oreille, derrière le chaos ambiant, se cache l’harmonie d’un imaginaire, la petite musique intérieure et pudique.
De disque en disque, Philippe Crab travaille le même sillon, celui d’une désintégration de la chanson. On n’est pas prêt d’oublier son « Bestiaire » de 2011 comme nombre des productions de son label. Le fameux Le Saule, véritable repaire de hors-la-loi et autres libertaires de la chose musicale. On pourrait d’ailleurs rapprocher ce nouveau disque de Philippe Crab de celui de Borja Flames sorti plus tôt dans l’année, le fameux « Nacer Bianco » pour cette même confrontation entre un folk à l’origine confuse et une modernité difficile à dater.
Crab crée des personnages comme ce Mashuke comme un double de lui-même. Il crée également des lieux et des paysages comme Hergé et sa Syldavie. On finit par croire plus en sa réalité qu’en le mensonge du quotidien.
« Fructidor Cancions Del Mashuke » ressemble à une suite de collages dont on ne repère pas tout de suite toute la cohérence. Levons tout de suite un malentendu. Ce n’est pas parce que le projet est ambitieux qu’il en devient pour autant inaccessible. C’est vrai que ce disque ne se goûte pas comme l’on appréhende la nouvelle « production » de tout autre vendeur de grande surface.
Il y a aussi cette langue versatile et inventive. Prenez « Couloir » ou l’on finit par se demander si finalement chez Philippe Crab, ce qui prime dans les mots, c’est peut-être plus leur son et leur rythme plus que le seul sens.
Alternant le quotidien trivial mais ludique comme « Dans un jeu vidéo » ou proclamant la musique comme une littérature dans « Aqua », on sent bien qu’il cache quelque quête secrète à l’arrière de cette folie changeante. Quelque chose comme l’envie de travailler avec la matière. On accepte bien qu’en littérature par exemple, on ait trituré la notion de narration, que le roman ait connu mille et une révolutions. Pourquoi ne pourrait-il pas en être de même avec cette petite chose qu’est la chanson ?
Avec « Fructidor Cancions Del Mashuke », Philippe Crab y insuffle une bonne part de méridionalité et d’images ibériques fantasmées. « Farrago » et son titre mystérieux semblent bien résumer tout ce qui constitue Philippe Crab, le grain né d’une multitude de grains. Les perturbations des gammes par la rencontre entre des genres qui ne se croisent pas habituellement.
Chez Philippe Crab, le sens est souvent fuyant comme sur « Rufus & Sainte Thérèse » et parfois carrément accessoire comme sur « Les Asphorjonbadèles ».
Parfois, certains clichés ont la vie dure, mais force est de reconnaître que parler d’une certaine vision du surréalisme concernant les artistes du label Le Saule, et de Philippe Crab, en particulier a une certaine pertinence. On imagine aisément le jeune chercheur posant quelques feuilles de papier sur une table, y mettre quelques mots, découper avec l’aide d’une paire de ciseaux et laissant le soin au hasard de raconter son histoire.
« Fructidor Cancions Del Mashuke » est un grand disque libre et lumineux, inconfortable aussi mais de ces inconforts qui déploient la poésie et stimulent notre sensibilité.