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Cabane : « Je ne fais pas la musique que j’aime, je fais la musique qui sort de moi »

Bien que nous soyons en train de vivre une année très particulière, à l’approche de sa fin, nous prenons toujours plaisir à réfléchir aux albums qui nous ont marqués durant cette période. Parmi ceux-ci, se trouve assurément  “Grande est la maison” de Cabane, projet mené par le Belge Thomas Jean Henri. Cet album, sorti lors du premier trimestre 2020, a su nous ravir et nous toucher profondément. C’est pourquoi nous avons appris avec grand plaisir que, après l’album, ce projet avait une nouvelle vie. Thomas Jean Henri a effectivement demandé à des amis à lui de reprendre les chansons de Cabane, ces reprises sortant régulièrement durant cet automne. Il y a déjà eu la reprise de “Take Me Home (Part 2)” par Raoul Vignal qui est sortie il y a quelques semaines. Maintenant, en avant-première pour POPnews, c’est au tour de Caroline Gabard, proche collaboratrice de Thomas Jean Henri au sein de Cabane, de reprendre “La gomera” sous le nom de Cavalier Montanari. A l’occasion de cette sortie, nous avons pu discuter à distance, entre Saint-Nazaire où se trouve Caroline Gabard et Bruxelles où habite Thomas Jean Henri, autour du projet Cabane. Une discussion pleine de franchise et de simplicité où les deux artistes ont pu revenir sur l’histoire de ce projet, comment il a vécu et l’avenir qui lui est réservé.

Actuellement, Thomas, tu proposes à des amis artistes de reprendre des chansons de Cabane. Ces chansons sortent régulièrement durant cet automne. Pourquoi ces artistes en particulier ?

Thomas Jean Henri : Je n’ai pas cherché à faire des remix ou à demander à plein de gens de le faire. J’ai proposé à un nombre très restreint de personnes avec qui j’avais déjà collaboré. Pour Caroline, c’était d’autant plus important qu’elle est indispensable dans le projet Cabane puisqu’elle a écrit ou coécrit la plupart des textes de l’album, et que c’est grâce à elle que ce projet existe. Pour être vraiment clair, il y a deux personnes qui sont fondamentales dans l’album de Cabane, c’est Caroline et Sean (O’Hagan, leader des High Llamas, ndlr). Ce sont les deux seules personnes qui avaient une sorte de droit de regard sur mes choix, même si c’était implicite, c’est-à-dire qu’il y a plein de morceaux que j’ai envoyés à Caroline où elle ne m’a jamais répondu. Je me suis alors dit que, si elle n’aime pas les idées, c’est que ce n’est pas assez bien et je ne les ai donc pas travaillées. Le travail avec Caroline fait que mes ébauches deviennent vraiment des chansons parce qu’on travaille les textes, elle fait beaucoup de propositions et toujours en accord avec moi. L’idée des reprises était vraiment de demander à des gens avec qui j’avais eu une vie précédente de réinterpréter un morceau de Cabane, en leur laissant complètement le choix. Chacun fait ce qu’il veut.

Quelques mois après la sortie de l’album, l’idée était donc de faire reprendre les chansons pour leur donner une nouvelle vie, en quelque sorte ?

J’aime bien cette idée de clôturer tout en ouvrant la porte de la maison. Je trouve ça chouette de clôturer ce projet qui m’aura pris longtemps en ouvrant vers d’autres collaborations. J’espère que je pourrai aussi travailler avec Caroline sur son album de Cavalier Montanari. J’espère que ce sera la même chose avec les autres musiciens. C’est super pour moi, il y a des gens dont j’adore le travail qui ont décidé de prendre de leur temps précieux pour faire leur version d’un morceau. Ce sont des choses qui n’ont pas de prix pour moi, ce sont de très beaux cadeaux.

Les artistes qui reprennent les chansons de Cabane avaient carte blanche ?

Oui, bien sûr. J’ai proposé à douze personnes. Il y en a dix qui ont accepté. Finalement, huit ou neuf reprises vont sortir. Je leur ai demandé parce que c’est moi qui gère le projet et que c’était mon envie. Eux, ils en font ce qu’ils veulent.

Caroline Gabard : Oui, j’ai eu carte blanche. J’ai fait comme j’ai voulu, j’ai pris un morceau qui n’est pas sur l’album, si je ne me trompe pas…

Thomas Jean Henri : (faussement énervé) Tu n’as jamais écouté le disque ! (rires)

Caroline Gabard : J’aime tellement les versions officieuses… Oui, il était sur le premier 45t qu’il y a eu avant l’album. Thomas n’a pas donné de directive particulière. C’était vraiment libre, pour chacun, de faire selon ses envies, selon son propre univers musical.

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Caroline, tu reprends cette chanson sous le nom de Cavalier Montanari. Que peux-tu nous sur ce que tu fais sous cet alias ? Tu as sorti ou sort régulièrement des choses sous ce nom ?

Non, c’est un nouveau projet. J’ai fait d’autres choses par le passé sous le nom de Boy & The Echo Choir où il y a eu plusieurs albums, où Thomas avait collaboré en arrangeant des chansons, en composant aussi avec moi sur le dernier album. On avait enregistré ensemble, avec une troisième musicienne qui s’appelle Rachel Langlais. Avec Boy, il me semblait que j’avais fini une histoire. Ça a commencé en 2005. Donc, c’est un projet qui a vécu pendant une petite quinzaine d’années. Il était temps, pour moi, de passer à autre chose et de m’attaquer à un nouvel univers musical et esthétique. Il n’y a encore absolument rien de sorti sous le nom de Cavalier Montanari. Donc, cette reprise d’un morceau de Cabane sera une grande première pour ce projet. Et on prépare un premier EP 7 titres qui verra le jour probablement début 2021. Thomas a déjà écouté des choses et son avis est hyper important pour moi. C’est un petit peu un ping-pong musical parfois entre nous. Comme ce qu’il a pu dire sur ma participation dans Cabane, sa présence dans Cavalier Montanari sera aussi importante pour moi. C’est très appréciable d’avoir cet échange, cet œil extérieur disponible et bienveillant sur son projet parce qu’on est souvent un peu seul à construire ses chansons dans son coin.

Si on revient sur le projet Cabane, on peut dire que ça a été un projet à la lente maturation. Pourquoi cette relative lenteur ? Pourquoi avoir pris son temps ?

Thomas Jean Henri : Il y a deux façons de répondre à ta question. La première, c’est que je ne suis pas du tout d’accord avec toi sur la question de la lenteur. Je pense qu’on est dans un monde qui va beaucoup trop vite. Il n’y a pas du tout de respect de la création. Moi j’estime que je n’ai pas du tout été lent à créer. Oui, ça prend du temps de créer, ce ne sont pas des choses qui se font comme ça. On est dans un monde de diffusion, de promotion et de commercialisation de la musique qui fait qu’on a l’impression que tout se fait super vite avec des stars qui n’arrêtent pas de sortir des choses. Mais ce n’est pas ça, la vie. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. La deuxième chose, je trouve que cette lenteur maintient cette idée de l’artiste bohème, l’artiste lent, qui est dans ses idées… Moi comme Caroline, pour financer mes projets, je travaille. Caroline s’occupe de la régie technique. Moi j’ai été régisseur, tour manager de grosses tournées. Il faut qu’on gagne notre vie. Ça pose la question du nouveau rapport à la consommation de la musique. Puisque, de toute façon, on ne gagnera plus d’argent sur la diffusion de notre musique, il faut même en trouver pour la payer. Comme je ne suis pas fan du crowdfunding, de demander de l’argent aux gens à tout prix, il faut parvenir à faire quelque chose. Donc, pour moi, ce n’est pas du tout une lenteur. En même temps, c’est un peu du second degré aussi parce que je me rends bien compte que ça a quand même pris cinq ans pour faire un album. Mais, dans le projet Cabane, j’avais envie de travailler avec Caroline, Sean, Will Oldham et Kate Stables, et ces gens-là ont une vie à côté. C’était tout à fait logique que ce projet-là subisse une forme de temporalité qui était différente. C’est juste la vie qui est comme ça, je l’ai accepté. Entre le premier 45t en 2015 et l’album en 2020, il y a eu, en tout, deux 45t, un album, un documentaire et plusieurs clips et j’estime, au contraire,  que j’ai été très productif par rapport au temps que je pouvais accorder à la musique. Encore une fois, je trouve qu’il faut plus poser cette question sur notre rapport à la consommation de la musique et ce qu’on fait vivre aux artistes. Si j’avais des revenus avec la musique comme quand j’avais vingt ans, je pourrais m’y consacrer beaucoup plus et je pourrais peut-être composer ou sortir plus de choses. Je termine en disant que, ce que je trouve quand même bien avec Cabane, c’est cette idée de ne pas sortir non plus trop de choses tout le temps, de travailler sur l’attente, de ne pas submerger les gens, en laissant un rythme plus humain à tout le monde.

On sent bien dans ce que tu dis que l’idée d’un travail collectif est importante pour Cabane, pour l’album en particulier. Est-ce que je trompe ?

Caroline Gabard : Je pense que Cabane est un abri pour plusieurs personnes. C’est un refuge, un endroit où on a été nombreux à se retrouver, à mettre de côté nos vies et nos projets artistiques personnels pour œuvrer collectivement sur des chansons qui nous touchaient. C’est un projet rempli d’émotions et de choses très subtiles et fragiles qui doivent prendre le temps d’éclore et de satisfaire chacun. Cabane est une bulle dans laquelle se retrouvent différentes personnes. C’est aussi une maison, tout simplement. C’est tout ce qui a été décliné musicalement, mais aussi dans les vidéos de Cabane qui se sont faites toujours dans une seule et même maison. C’est une continuité artistique, entre musique, photo et vidéo. Il y a un travail très global qui a réuni énormément de personnes autour d’émotions communes.

Thomas, comment as-tu réussi à rassembler ce casting prestigieux autour du projet Cabane ?

Thomas Jean Henri : Ce sont tous des amis, des gens dont j’aime le travail et avec qui j’ai eu la chance de collaborer par le passé. Je ne considère pas que ce soit des stars ou des gens inaccessibles. Une fois, avec Caroline, on avait travaillé un morceau et je l’ai envoyé directement à Will Oldham parce que j’étais persuadé, avec toute ma franchise et ma naïveté, que Will allait accepter de le chanter. Je pensais, tout simplement, que c’était un morceau qui était fait pour lui et on a juste eu la chance qu’il l’accepte. Maintenant, tous les artistes ne font des choses que s’ils y voient un propre intérêt, parce qu’ils sont touchés par ces choses-là. Will, Kate ou même Caroline ne travailleraient jamais sur mes morceaux si je faisais du ska-punk reggae avec un didgeridoo et des djembés (sourire). Elle pourrait avoir toute l’amitié du monde pour moi, elle ne le ferait pas. Will Oldham le fait parce qu’il aime bien les morceaux, point barre. Pour Kate Stables, c’est la même chose. En général, les artistes ne participent que parce qu’ils sont touchés par la chose. Le casting, c’est grâce à ça, grâce à l’énergie qu’on a déployée, la patience qu’on a acceptée aussi, le sérieux et le professionnalisme qu’on a mis dans cette chose-là. Maintenant, pour répondre à ta question de façon plus terre-à-terre, j’ai joué de la batterie avec Will en 2001, j’ai fait plein de tournées avec Kate Stables à partir de 2006 ou 2007. Caroline, je la connais aussi depuis 2008. J’ai travaillé avec les gens qui étaient à côté de moi et avec qui je pensais qu’on pourrait collaborer. Mais, pour rebondir sur ce que disait Caroline par rapport à Cabane, ce qui est important pour moi, c’est cette idée du one-to-one. Je suis quelqu’un qui fonctionne dans des cellules assez rapprochées, des bulles comme on dit en Belgique. Je me sens plus mal à l’aise dans un groupe avec cinq ou six personnes. Par contre, avec une personne… Cabane, ça n’a été que ça. Ça a été une grande collaboration avec plein de gens mais, à chaque fois, en duo. Moi avec Caroline, que ce soit à Paris, à Saint-Nazaire ou en Belgique. Avec Sean, à Londres. Avec Kate, à Paris ou à Bruxelles. A part lors du tournage du clip, personne ne s’est rencontré.

A l’instant, tu disais que, si vous avez été amenés à travailler facilement ensemble, c’est parce que vous aviez des affinités musicales. Justement, musicalement, comment classeriez-vous cet album ?

Caroline Gabard : Classer les albums, c’est toujours un truc difficile. Pour moi, classer les albums, c’est peut-être l’affaire du public ou des journalistes. Moi-même, pour mon propre projet, je suis bien embêtée si je dois sélectionner un genre ou le mettre dans une case parce qu’on ne fait pas de la musique en se disant qu’on va faire un album pop ou electro. Il y en a sûrement qui fonctionnent comme ça. Je pense qu’on fait la musique qu’on a besoin de faire à un moment donné. Après, c’est une histoire de distribution de musique, de faciliter l’accès à sa musique en répondant à des codes. Cabane, ce n’est pas du metal, c’est sûr. C’est plutôt de la pop classieuse. En même temps, il y a des arrangements pop classiques, il y a une guitare qui est plutôt folk. On tourne autour de ces univers-là.

Thomas Jean Henri : Ce que j’aime bien dire avec ce genre de questions et ce n’est pas tant une boutade que ça, c’est que, si j’écoutais la musique de Cabane, je ne suis pas sûr que je l’aimerais. Je ne fais pas la musique que j’aime, je fais la musique qui sort de moi. Moi, je suis un grand fan des Pixies, c’est mon groupe préféré de tous les temps. Maintenant, tu me mets avec une guitare électrique, avec des accords barrés en train de beugler dans un micro, c’est lamentable, ce n’est pas moi. Donc, la seule chose qu’on a essayé de faire avec ce projet-là, c’était d’être le plus honnête possible. Par exemple, même pour les clips, quand il a fallu que je réfléchisse à la façon dont j’allais proposer le projet avec des clips notamment, je me suis dit qu’on allait se filmer en train de jouer devant des enfants parce que je trouvais que, les premiers morceaux de Cabane, c’était de la musique un peu calme et que ça pouvait plaire. Puis, je me suis dit que je n’avais pas d’enfant, que c’était donner une image de gars sympa avec les enfants, ce n’est pas du tout ça la vérité. Donc, on a essayé de rapprocher Cabane de la vérité. On a juste fait écouter aux gens qu’on aime, c’est juste ça la vérité. La musique de Cabane, c’est la musique qui est sortie de ce qu’on avait à dire à ce moment-là. Je ne suis pas sûr que, s’il y a un jour un deuxième disque, il sera comme ça. Maintenant, si tu veux, il y a plein de choses à quoi ça fait penser, qui sont communes à Caroline et moi, dans l’attrait qu’on a pour ce genre de musique.

Je posais la question en sachant qu’en général, les artistes n’aiment pas trop qu’on classe leur musique.

Je n’ai pas de souci à ce qu’on la compare. Mais ce n’est pas comme Nick Drake ou Sufjan Stevens, ça n’a pas ce talent-là. Ce sont juste des chansons pop, un format pop de chansons calmes.

Caroline Gabard : Moi, ça ne me dérange pas du tout qu’on donne un genre à la musique que je fais. Mais c’est que je suis bien incapable de décider de quel genre il s’agit exactement. Je pense que, dans les reprises, les artistes qui s’emparent d’une chanson de Cabane ne se posent pas du tout la question du genre de Cabane. Ils vont mettre tellement d’eux-mêmes dans leur interprétation de la chanson que, ça pourrait changer le genre ou rester dans le même esprit, c’est toujours cette idée de s’approprier les choses et de sortir de soi ce qu’on est.

Selon vous, quel est le thème général de l’album ?

Thomas Jean Henri : C’est une histoire d’amour entre deux personnes qui sont jouées par Will Oldham et Kate Stables. Puis, quand les chœurs interviennent, c’est comme un chœur grec ancien qui raconte des banalités sur l’amour sortant un peu de l’histoire qui est en train de se passer. Pour être vraiment clair, quand il y a l’intervention du français, c’est ma propre personne qui parle. Comme c’est ma langue maternelle, je voulais quand même intervenir d’une certaine manière même si ce n’est pas moi qui chante sur le disque. Au début, j’avais l’envie de faire un album où il y avait des variations, les thèmes se reprenaient… C’est ce que j’essaie un peu d’aboutir mais ce n’est encore qu’un début, j’aimerais vraiment aller plus loin dans cette idée où le thème d’un morceau instrumental devient le refrain d’un autre. On change les tonalités ou les tempos, des choses comme ça. Travailler sur notre souvenir au morceau. Ce qui me touche dans la musique, c’est quand ça réveille une case en toi. Ça me fait penser que j’étais dans un musée d’art contemporain avec mes parents. Mon papa est très ouvert sur l’art et, pour ma maman, c’est un peu plus compliqué. Tout l’art conceptuel, elle ne capte pas, ça ne l’intéresse pas. Par contre, dès qu’on voit le travail de l’artiste, elle est touchée. Je lui expliquais que, ce qui me touchait dans l’art contemporain et dans les nouvelles œuvres, c’est que, quand tu regardes l’œuvre comme ça, tu ne comprends pas grand-chose, il n’y a pas d’émotion. Dès que tu t’intéresses à la façon dont l’œuvre a été pensée, ça ouvre tellement de cases dans ton cerveau, de voir du rapport entre les choses à partir d’une idée conceptuelle, comment l’artiste a eu l’envie de créer une œuvre telle qu’elle est là. Cela permet de créer des liens nouveaux et ça t’ouvre l’esprit terriblement, de te dire que, à partir de cette chose-là, j’ai envie de faire ça. Ça c’est la création et je trouve ça juste très bien.

A la réécoute de l’album, plusieurs mois après sa sortie, ce qui frappe, tout en gardant une vraie cohérence, c’est surtout le contraste entre la gravité de certains textes et la légèreté de la musique. Est-ce que vous êtes d’accord ? Est-ce que c’était voulu ?

Caroline Gabard : Pour la partie musicale, c’est clairement Thomas qui peut répondre. Pour la partie textes, ça a été un travail commun de Thomas et moi. La musique illustre forcément les émotions qui auront été posées sur papier. Dans Cabane, ce qui vient en premier, c’est la musique ou la musicalité des lignes de chant. Les textes se posent sur des ambiances musicales, le plus souvent. Il y a ce souci de cohérence entre ce qu’une ligne mélodique amène et l‘idée que Thomas veut faire passer dans une chanson. Les chansons sont liées entre elles, c’est aussi l’intérêt du format album, même si ce format est de plus en plus malmené avec tous ces EP en pagaille qui sortent de toute part. Le grand avantage de l’album, c’est d’avoir un vrai souci de cohérence entre les chansons, que les textes puissent se répondre d’une chanson à l’autre. En tout cas, Cabane a été pensé comme ça, comme un grand dialogue.

Thomas Jean Henri : C’est ça qui est super beau dans la reprise de Caroline. C’est comme si Caroline s’était réappropriée la musique de cette chanson-là. “La Gomera” avec la version de Caroline, c’est vraiment un morceau à elle, c’est vraiment son univers alors que la version de Cabane est dans ce mélange entre cette écriture de Caroline avec ses thématiques récurrentes et cette musique qui est totalement différente, beaucoup moins sombre et moins torturée.

Caroline Gabard : Je fais souvent les reprises de cette manière : je pars du texte et je lui pose une ambiance musicale qui correspond, encore une fois, à ce qui sort de de moi. Je n’ai pas du tout cherché à déchiffrer les accords de la chanson et à partir de ces accords. Je suis vraiment partie du texte et des images qu’il m’évoquait pour construire la musique autour.

Thomas Jean Henri : Pour moi, c’est ce qui est arrivé. Pour “La Gomera”, je me souviens très bien du moment où je sortais d’un endroit et, en tête, j’ai eu cette phrase qui était « Once again, we’ll never know ». C’est de là qu’est partie cette chanson et Caroline est aussi partie de ce texte pour créer son univers, sa propre mélodie et sa propre texture. C’est juste l’une des reprises les plus belles qui ont été faites.

L’album est sorti quelques jours avant le confinement en France. On a alors beaucoup dit que c’était un album idéal pour le confinement. Vous êtes d’accord avec cette idée ?

Caroline Gabard : Je suis assez d’accord. On aurait préféré qu’il n’y ait pas de confinement pour que les gens puissent apprécier aussi. C’est un album qui demande à l’auditeur un peu de calme, une certaine intimité, qui s’écoute volontiers posé dans un fauteuil, idéalement au casque. On pourrait rêver les conditions idéales de l’auditeur pour ce disque. Ce n’est pas un album qu’on met en fond sonore et qui va remplir l’espace tout seul. On est sur des formats qui demandent de l’attention et une écoute si on veut comprendre ce dont ça parle. Pour ça, le confinement, que les gens se soient retrouvés à regarder des vidéos de Cabane ou à écouter le disque chez eux…

Thomas Jean Henri : Ils n’ont pas été beaucoup à regarder les vidéos de Cabane, à part ma maman (rires). En tout cas, je ne sais pas qui, de cette équipe, s’est occupé de la promo. Mais d’avoir fait un groupe qui s’appelle Cabane, un album qui s’appelle “Grande est la maison”, des morceaux qui s’appellent “Take Me Home” et qu’il y ait un confinement qui arrive, c’est super bien fait ! Je ne ferais pas confiance à un gars comme ça. Il faut se méfier, qu’est-ce qu’il va nous sortir comme prochain truc ? Heureusement qu’il n’y a pas de morceau qui s’appelle “Pandémie”… Oui, grosse équipe promo ! (rires)

En tout cas, l’album de Cabane a connu une vraie reconnaissance critique. Ça vous a fait quoi, personnellement ?

Caroline, comment ça se passe à Saint-Nazaire ? Tout le monde te reconnait maintenant dans la rue ? C’est difficile, la notoriété ? (rires)

Caroline Gabard : On ne peut que souhaiter ça, parce que c’est tellement de travail personnel et de façon un peu isolée que c’est important que les disques soient écoutés, que l’accueil de la presse soit bon. Ça aide aussi à rencontrer son public et à faire connaître le projet. Qu’il y ait des retours internationaux, c’était très important pour le projet parce qu’il était d’envergure internationale avec les participations de Will Oldham et de Sean notamment. C’est un projet pour lequel Thomas a beaucoup voyagé et investi du temps pour créer ce lien dans ces petites bulles, ces petits duos. On est forcément content de ça et, quand ça n’arrive pas, on est forcément un peu déçu parce que, aujourd’hui, la reconnaissance est compliquée, sans parler de vouloir de la gloire. Les ventes de disques ne sont plus ce qu’elles étaient. En plus, tous les concerts de Cabane ont été annulés pour les raisons qu’on connaît. Donc, pour créer le lien avec le public, c’était vraiment important d’être suivi par la presse.

Thomas Jean Henri : Je suis tout à fait d’accord avec Caroline. On a eu beaucoup de chance. Il y a eu pas mal de médias qui en ont parlé, il y a quand même beaucoup de gens qui ont été touchés par cet album. Je ne fais pas mon malin quand je dis ça mais, la seule satisfaction que j’ai, c’est d’être parvenu au bout de cet album-là. On revient à ta question sur la lenteur et la rapidité, on a l’impression qu’un artiste doit avoir maintenant toutes les compétences différentes : savoir créer, avoir des idées, parvenir à les aboutir, en faire des morceaux, parvenir à les sortir, à les diffuser, à les promouvoir, en faire des lives, en parler… C’est tellement de compétences différentes qui sont chronophages et prennent énormément d’énergie. Donc, ma satisfaction est juste là, d’avoir eu l’idée d’un projet qui s’appelle Cabane avec les gens qu’on connaît, d’avoir eu les reins assez solides pendant cinq ans et d’avoir décidé de mettre de l’argent que j’avais pour cet album.

Après, j’ai eu la chance ou la malchance de vivre des grands succès de très près et, l’apaisement ou la bienveillance à notre égard en tant qu’artistes, elle ne vient pas avec la reconnaissance et sûrement pas avec la reconnaissance de la presse. Ça ne change rien pour moi. Je suis content, je vois que tu as apprécié l’album mais ce n’est pas pour ça que je vais dire que tout le monde chez POPnews adore mon disque. Quand “Les Inrocks” écrivent un papier qui est positif, je ne me dis pas que “Les Inrocks” adorent. C’est la même chose pour les positifs comme les négatifs. Quand j’avais vingt ans, j’estimais que les retours de la presse sur ma musique et mon travail, c’était quelque chose d’acquis et de normal, vu le travail et la qualité du travail. Quand je parle de qualité, je ne dis pas que c’est super, je dis que de l’effort a été fait pour finaliser quelque chose. Maintenant, j’estime que ce n’est pas donné. Toi tu acceptes de prendre de ton temps, tu n’es pas obligé de le faire. Tu le fais parce que tu as envie, parce que tu as peut-être été touché par le disque, parce que tu as peut-être été touché par la reprise de Caroline et que tu as envie d’en parler. Tu acceptes d’en faire un papier. Il n’y a rien de normal à ça. Moi j’ai envie d’avoir du respect par rapport à cette chose-là.

Je terminerai en disant que le rapport de notre société à l’artiste est devenu terriblement violent et compliqué. Quand je dis l’artiste, je pourrais dire l’artisan ou tous les petits métiers et, encore plus maintenant, je pense aux aides-soignants, aux infirmiers, etc. On ne considère plus le travail et la rémunération de ce travail. J’aimerais bien qu’on perçoive aussi que, dans Cabane, il y a ce rapport à cette violence-là, cette impression qu’on ne respecte plus les gens. Je ne suis pas d’accord avec ça et j’essaye de, non seulement, le respecter intellectuellement mais, quand je suis face à des choix pour le projet Cabane, de les respecter aussi.

Et la vie dans « le monde d’après » comme on dit, notamment le fait de ne pas pouvoir faire de concerts, comment vivez-vous ça ?

Caroline Gabard : Je suis intermittente du spectacle depuis vingt ans, pas grâce à la musique mais grâce à mes emplois de régisseur technique et c’est une chance de pouvoir cumuler nos activités musicales et professionnelles. On traverse une crise sans précédent. Je n’ai jamais été aussi peu active professionnellement. Je suis relativement inquiète. J’aime bien mesurer mes propos mais c’est de plus en difficile. On est vraiment dans un contexte où la culture, l’éducation et la santé sont particulièrement mis à mal. A la fois, ça nous pousse dans nos retranchements et ça nous pousse à faire ce qui est le plus primordial pour soi et pour les autres. A un moment donné, faire de la musique, c’est salvateur aussi. Pour moi, ça l’a toujours été. La musique, c’est mon psy à moi, je crois (sourire). Après, c’est très compliqué de se projeter actuellement. Professionnellement, je ne projette plus grand chose sur les deux ou trois années à venir. Je pense que ces années vont être très malmenées en espérant que, ensuite, ça s’arrange. Mais c’est très compliqué et, on a beau entendre tout un tas de choses, on a beau voir des artistes jouer en live sur Internet et trouver des nouvelles formes de diffusion, pour moi, ça reste une solution d’attente. Les salles de spectacle sont, de loin, ce dont on a besoin. Sans ça, ça va être de plus en plus compliqué pour le secteur culturel. On va surtout voir s’éteindre à petit feu une culture indépendante déjà fragilisée au profit de propositions artistiques tout autres, pour le très large public, plus faciles, moins exigeantes et moins engagées.

Thomas Jean Henri : C’est difficile de trouver le juste entre nos valeurs fondamentales qui sont mises à mal pour l’instant et nos choix personnels. Comment faire pour qu’on ne prenne pas cette crise qu’on vit maintenant pour se renfermer encore plus vers notre propre communauté, notre propre famille, par exemple, pour moi, me renfermer encore plus sur Cabane et refaire un petit monde parallèle avec les mêmes techniques pour que je parvienne à survivre de Cabane ? Pour donner un exemple, j’avais un concert qui était prévu dans une salle de 450 places. Ça allait être complet mais on me proposait de faire le même concert dans une salle de 200 places. Je pense que, financièrement, c’était une bonne idée pour moi de le faire mais, pour l’instant, mettre 200 personnes dans une même pièce à Bruxelles, dans un quartier où la propagation du virus avance, ce n’était pas une bonne chose, même avec un masque. Donc, j’accepte de remettre en question ma propre rémunération, mes propres valeurs parce que j’estime que, encore une fois, il n’y a pas que moi qui compte. Je suis un privilégié et le souci n’est pas que le nôtre. Il y a un effort à faire de la part de tout le monde. J’ai plutôt envie d’avoir du recul par rapport à Cabane, par rapport à la création parce que ce n’est pas le moment et il y a des choses plus importantes dans la vie. Il y a la santé, la vie de nos parents et cette société qu’on essaye de reconstruire. C’est là-dessus qu’il faut mettre son énergie.

Pour finir, une question toute simple : quel est l’avenir de Cabane ?

L’important pour moi, c’est la création. Je vais recommencer à créer. On va bien voir ce qui va sortir comme matière. Est-ce qu’il y aura de la matière intéressante, est-ce qu’il n’y aura pas de matière ? Est-ce que Caroline va toujours travailler avec moi ? Et qu’est-ce que j’en ferai ? Maintenant, je termine ce projet de reprises que j’avais lancé il y a un an, ça va durer jusqu’à la fin de l’année, je pense. Pendant ce temps, je commence à composer des nouveaux morceaux et on verra bien si j’ai de la matière. La seule chose, c’est que, financièrement, je n’ai plus les revenus qui me permettront de refaire un album comme celui-là, avec des cordes et des choses comme ça. Ce sera de toute façon différent. Mais j’ai envie de faire des documentaires, des photos et de continuer à faire de la musique. Encore une fois, si je ne fais rien pendant cinq ans, c’est très bien. De toute façon, je ne gagne rien avec ce groupe. Je perds plus d’argent que j’en gagne. Ce n’est pas une machine de guerre qui doit composer des tubes.

Photos : Elise Péroi, Thomas Jean Henri et  Jean Van Cottom.

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