Cet homme qui fête mine de rien ses quarante ans de carrière plonge son regard bleu acier dans le vôtre. Sa poignée de main est franche et son visage mangé de barbe lui donne un air de grand-père bourru. Si la silhouette de grand échalas s’est légèrement tassée, le verbe est toujours agile. Dick Annegarn vient de signer un nouvel album « Velo va » très classe et prépare une tournée. L’occasion pour ce personnage à la fois lunaire et terrien de digresser une petite heure sur ce qu’il aime : les mots, les paysans, la chanson, la culture berbère… Extraits choisis d’une conversation fleuve menée dans l’antre du Centquatre.
Frères d’armes.
Moi je suis un militant poétique dans l’âme et j’aime le contact avec les gens simples. A l’époque où je vivais à Noisy-le-Grand (à bord d’une péniche, ndlr) j’ai ouvert un café-épicerie, puis un centre de journalisme associatif. On faisait un peu de radio libre, on allait interviewer nos semblables sur leurs métiers et sur leurs vies. On faisait des petites radioscopies du monde. C’était une forme d’action locale et sociale.
Et le climat politique actuel ?
Je me méfie de la parole politique. Je n’aime pas trop les clivages traditionnels. Front de Gauche, Front National, Front Républicain, choisis ton camp camarade. Mais en réalité, on choisit quoi exactement ? Je suis pour inventer une troisième voie qui dépasse les dogmes et les clivages. Stromae réussit ça très bien en Belgique. Il chante en français et en anglais et parle à tout le monde. Regarde à Bruxelles, on parle d’instaurer l’anglais comme comme langue officielle. Ça résoudrait peut-être la guerre linguistique stérile que se livrent les Wallons et Flamands.
Prendre la tangente.
(Demi sourire) C’est marrant parce que j’étais en discussion avec Aurélien Brody qui dirige la compagnie 111 pour qu’il mette en scène le spectacle de ma tournée. Ce garçon a un univers très singulier et il proposait de mettre une forêt sur scène. Malgré toute l’estime que j’ai pour lui, la collaboration ne se fera pas pour des raisons économiques. Voilà, ça s’appelle prendre la tangente.
Le verbe.
Evidemment je pense à mon festival dans le sud (« Le festival du verbe », ndlr). On organise les « Joutes du jeudi » où tout le monde peut venir dire, crier, cracher ou pleurer ses mots. Il y a de tout : des poèmes, des textes en prose, du slam, du théâtre. Ce qui m’intéresse là dedans c’est de faire surgir la parole des anonymes plus que celles des professionnels du spectacle ou du langage. Je me rappelle l’intervention d’un ancien salarié de l’usine AZF qui racontait l’explosion en chialant, un moment intense. Je veux retourner à l’essence du verbe parce que souvent chez nous la parole n’a plus de valeurs alors que dans certaines sociétés, comme chez les Berbères, une parole a force de loi ou de droit… Bon, j’avoue aussi que j’utilise parfois ma petite notoriété pour faire venir des copains comme M ou comme Dany Boon que j’ai fait monter dans une montgolfière. Ils sont venus bénévolement malgré leurs emplois du temps chargés, je les en remercie.
Une quête ?
Bien sûr, là, je pense à Jacques Brel. Cet homme qui poursuit un idéal inatteignable qui donne un sens à sa vie. Moi je me considère comme un trouveur, un trouvère en fait. J’apporte des petites solutions de mots, de mélodies et de métriques. C’est ma modeste contribution au monde. Dans la culture berbère qui est essentiellement orale, c’est même vachement recherché cette discipline qui consiste à trouver un agencement de notes qui fera date.
Y’a t’il une forme de quête dans l’écriture de vos chansons ?
C’est vachement dur d’écrire des chansons. Il faut beaucoup élaguer. Par certains côtés, j’ai presque plus de respect pour celui qui écrit une chanson que pour un romancier. Il ne s’agit pas d’agencer des mots qui sonnent et qui riment bien ensemble. Il faut tordre la langue, chercher des trouvailles de sens et de sonorités, en suggérer le plus possible dans une forme brève. C’est aussi un travail de digestion. Pour la chanson « Théo », j’ai lu la correspondance de Van Gogh, lu des livres, vu des films, vu et revu les œuvres, exactement comme si je préparais un livre ou un film. Et puis, un jour, il en découle cette forme brève de deux ou trois minutes.
Senior (radio)actif.
Ah ah ah. Je vois une image de moi sur mon petit vélo allant voir mes amis. Mais bon, senior pas encore puisque que je n’ai que 62 ans. On est senior à 65 ans je crois, non ? Radio, ben justement non, parce que je ne passe pas beaucoup à la radio. Et puis actif, faut bien parce que ma carrière comporte quelques trous. Je n’ai pas tous mes trimestres…
Homme du nord et d’ailleurs.
C’est un peu facile ça…
Qu’avez-vous conservé de vos origines nordiques ?
Là, c’est intéressant. Je suis né à La Haye et j’ai grandi à Bruxelles. Je crois que j’ai conservé cet accent des pays du nord. Cette grosse voix qui prononce des O et des A ouverts. Je crois qu’on est défini par son accent et par la météo de son pays. Chez moi, il faut se battre contre le vent pour se faire entendre. Les hommes ont des grosses voix. Comme Jacques Brel qui est pour moi la définition de ce genre d’homme. J’ai toujours voulu ressembler à ça et pas à un garçon. Un garçon, c’est Jean-Jacques Goldman avec sa voix suraigüe. Quand je l’entends chanter, c’est l’horreur absolue (rires).
Mes « chez moi ».
J’en ai plusieurs. J’ai un appartement à Toulouse où je reçois des gens pour travailler. C’est mon « chez moi » professionnel. J’ai une ferme à la campagne où je ne reçois que mes amis paysans et puis j’ai un chez moi plus secret au Maroc où je ne reçois personne…
Qui suis-je ?
Oh là, là, tarte à la crème cette question.
Non pas du tout, comment vous vous définissez artistiquement ? Cette question d’identité est intéressante. Eric Lareine que vous connaissiez dit qu’il fait du music-hall parce qu’il chante, danse, fait le mime. Et vous même ?
Je suis un chanteur de variété et je l’assume en tant que tel. La pluridisciplinarité m’intéresse et je m’en sers mais je ne revendique rien. Quand on se crée un personnage artistique le risque c’est de ne plus en sortir. Bobby Lapointe, je ne comprends pas. Sa langue manque de sexe, de swing, de tension. Il amuse la galerie mais c’est chiant ! Minvielle, qui est un copain, a une étiquette occitane collée sur le front malgré son talent…
Non, ce qui est intéressant, justement, c’est de sortir de soi et d’aller explorer l’autre à travers la chanson ou la scène. La schizophrénie est une forme raffinée de poésie. Dans mes chansons, j’aime bien me mettre à la place des autres. Je déteste l’autofiction mais je prône l’alterfiction. Devenir, l’espace d’une chanson, Saint-Jean l’Apôtre, un jeune immigré clandestin ou un paysan berbère devenu soldat, c’est un pouvoir extraordinaire…
De guitare et de blues.
J’ai rien à dire là-dessus même si je vois bien que tu veux me faire parler de mes références de jeunesse. Evidemment la guitare, c’est l’orchestre du pauvre noir qui n’a pas réussi à se payer un big band comme celui de Count Basie ou de Duke Ellington. Moi avec ma guitare, j’entretiens un rapport compliqué. On vit une sorte de compagnonnage forcé. C’est le premier instrument qui m’est tombé sous la main mais ça aurait pu être autre chose. Simple hasard. Je ne m’exerce pas particulièrement à en jouer. C’est un mariage de raison. Un comble à l’heure du mariage pour tous où l’on peut enfin choisir son partenaire de vie !
Parole de sage
Je crois que j’ai toujours fait ce qu’il fallait pour ne pas être sage.
Non négociable
(Après un temps) Parfois il faut savoir être dans la négociation et le négoce. En vieillissant on apprend le négociable. Le texte de la chanson « Velo va » c’est un travail de commande sur une musique de Freddy Koella, le guitariste-arrangeur qui a fait l’album avec moi. Je n’avais jamais écrit de textes sur la musique des autres. Je ne pensais pas y arriver. Il m’y a poussé et la chanson est née en une nuit. J’ai trouvé une liberté dans la contrainte. Voilà la parole du sage !