Il y a une bonne dizaine d’années, autant dire une éternité dans le calendrier pop (oui, avant le peer to peer, avant MySpace, Bandcamp, Deezer, Spotify, avant la crise du disque et l’offre musicale paradoxalement multipliée par 1000 depuis ; avant Internet quoi), les détracteurs de Radiohead reprochaient, à tort, au groupe d’avoir une approche trop cérébrale de la musique. C’est sûr, les gars d’Oxford soignaient au maximum leurs compositions et cédaient rarement à la facilité. Que diraient alors ces même personnes d’un groupe comme Grizzly Bear, aujourd’hui ? En effet, niveau cérébralité, la bande de Brooklyn atteint des cimes qui semblent indépassables, pour un groupe de pop « à succès » (le mini-tube « Two Weeks », « vu à la télé ») du moins. A faire passer Radiohead pour les Sex Pistols. C’est dire.
Cette cérébralité, cette exigence musicale, c’est ce qui fait à la fois la force et la limite du groupe américain. Et « Shields », malgré sa volonté affichée d’aller vers quelque chose de plus direct, de plus sensitif, ne déroge finalement pas à la règle. C’est sûr, tout est impressionnant dans le disque. Production impeccable, comme toujours, du bassiste multi-instrumentiste du groupe, Chris Taylor, quoiqu’ici plus recentrée qu’à l’accoutumé : moins de tout – de choeurs, de vents, de cordes – mais une section rythmique plus nette, des lead vocals plus en avant. « Shields », l’album rock de Grizzly Bear ? Il y a de ça.
Dès l’introduction de « Sleeping Ute », le morceau qui ouvre l’album, on sent une puissance totalement inédite jusque-là dans la musique du groupe. Un morceau étourdissant, comme un tour de grand-huit qu’on a envie de revivre encore et encore, pour se faire peur sans prendre de risques. « Speek in Rounds », à première vue plus acoustique, douce, emprunte la même voie express dès l’amorce d’un refrain au rythme effréné. Passé le mini-interlude ambiant synthétique « Adelma », la sauce rock reprend. « Yet Again », emmené par son rythme de batterie très rentre-dedans (qui rappellerait presque U2 !) est un morceau qu’on pourrait presque qualifier de catchy – enfin, pour du Grizzly Bear.
On parlait de Radiohead en ouverture et ce n’est pas un hasard. LA balade de l’album, « The Hunt » fait beaucoup penser à la musique du quintet le plus fameux au monde. Un peu trop : piano crépusculaire, guitares planantes, voix d’oiseau blessée de Daniel Rossen (qui se partage le chant avec Ed Droste sur tout l’album). Très beau cependant. « A Simple Answer » n’a de simple que son titre. Le genre de morceau trop compliqué pour être honnête. Long, progressif, un rien ennuyeux, comme certains morceaux de l’album précédent – celui « de la consécration », « Veckatimest« – que les vilains petits canards que nous sommes n’avions, il paraît, pas apprécié à sa juste valeur.
« What’s Wrong », avec ses claviers analogiques chauds, ses arrangements de cordes, sa batterie jazzy, ses mélodies alambiquées, nous ramène à ce que Grizzly Bear sait faire de mieux. Complexe dans la construction mais, c’est bien-là l’essentiel, assez limpide à l’écoute. Magnifique, pour peu que l’on daigne s’y plonger corps et âme (comme pour le meilleur album du groupe à ce jour, « Yellow House« , 2006). « Gun-Shy », l’une des seules chansons de Grizzly Bear qu’on se prendra peut-être à siffloter un jour sous la douche, est le second tube potentiel de l’album. On lui trouve même quelque chose d’un peu sexuel – d’autant porté sur le bassin que sur le cerveau (qui n’est pas sans rappeler le groove charnel de Cant, le projet solo de Chris Taylor). Pour un groupe si cérébral, un vrai tour de force.
« Half Gate », qui démarre admirablement, portée par la voix claire et assurée d’Ed Droste s’embourbe rapidement dans les dédales progressifs du groupe. Dommage. Heureusement, « Shields » se clôt d’une manière aussi magistrale que « Veckatimest ». « Sun in your Eyes », morceau construit autour d’un piano impressionniste, rappelle en effet immanquablement le superbe « Foreground » de l’album précédent. Une bien belle manière de terminer le disque. Et cette fois-ci, on ne fera pas nos mauvaises langues : on ne s’est (presque) pas ennuyé en écoutant ce nouvel album de Grizzly Bear, oeuvre impressionnante, riche, longue en bouche mais plus directe qu’à l’accoutumée. Un des grands albums de l’année, c’est sûr.
Ceci dit, il n’est pas impossible que d’ici fin décembre, un gars sorti de nulle part déboule avec des chansons de deux-trois accords et qu’il nous bouleverse autant, si ce n’est plus. C’est aussi ça la musique : quelque chose de mystérieux qui dépasse la raison, la science des notes. Qui parle autant au coeur qu’au cerveau. « Less is more », disait Miles Davis. Ce n’est, il est certain, pas la devise de Grizzly Bear.