Actifs depuis 2010, les Proper Ornaments ont traversé la précédente décennie à leur manière : discrètement, sans se soucier des modes et de la renommée, avec le goût du travail bien fait. Pas du genre à tout remettre en jeu à chaque disque, les Londoniens ont su néanmoins faire évoluer leur indie-pop cotonneuse et légèrement lo-fi, oscillant entre folk et psychédélisme. Leur nouvel album sorti fin février chez Tapete, “Mission Bells”, est encore plus brumeux et éthéré que les précédents, et sa mélancolie tenace s’avère étrangement réconfortante. Après un petit showcase à Paris, nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec James Hoare (qui a fait partie de Veronica Falls et Ultimate Painting) et Max Oscarnold (qui joue également dans Toy), les deux leaders du groupe qui cosignent la plupart des compositions – pas étonnant, donc, que l’un finisse souvent les phrases de l’autre.
Vous venez de donner un petit showcase acoustique dans un coffee shop-magasin de disques parisien. J’imagine que ce sont des endroits où vous allez souvent ?
James Hoare : Oui, et d’ailleurs nous aimons beaucoup y jouer, même si nous le faisons rarement. L’ambiance est décontractée et conviviale, il n’y a pas tout un matériel à installer et brancher… Comme client, j’ai fréquenté assidûment les disquaires pendant des années et je pense avoir une belle collection. Mais là, j’ai un peu arrêté car j’ai moins d’argent aujourd’hui et je préfère l’employer pour payer des sessions d’enregistrement. Mais il y a eu toute une période de ma vie, même quand j’étais très jeune, où je cherchais systématiquement les magasins de disques quand j’arrivais dans une ville. Je demandais même à mes parents de m’y emmener. Aujourd’hui, les nouveautés peuvent être assez chères, donc j’achète plutôt de vieux disques d’occasion. Enfin, ceux qui sont encore bon marché… Car maintenant, tout le monde va sur Discogs, connaît les cotes. Tu débarques dans une petite boutique au milieu de nulle part et tu tombes sur des disques à 300 euros ! Ça devient difficile de faire de bonnes affaires.
Vous arrive-t-il aussi de faire les DJ’s ?
Max Oscarnold : On aime bien ça tout les deux. Mais on a un peu de mal à trouver le temps. Là, j’ai plus ou moins arrêté.
James : Si tu veux faire ça sur une base régulière, il faut t’investir sérieusement dans cette activité.
Max : Il faut trouver un endroit où l’on peut souvent mixer. On est beaucoup à rêver d’en vivre, mais c’est vraiment difficile. Et puis, se bourrer la gueule tous les soirs…
James : Il y a quelques années, j’ai fait le DJ quelques fois à Londres. Ça avait l’air d’être un très bon plan parce qu’on pouvait boire à l’œil toute la soirée. Mais tu es seul, tu t’ennuies quand même un peu, et à chaque fois que je terminais mon set j’étais vraiment soûl ! D’autant que parfois tu dois faire ça longtemps. C’est du vrai boulot, en fait !
Venons-en au nouvel album, “Mission Bells”, qui sort neuf mois seulement après le précédent, “Six Lenins”. Quand avez-vous commencé à écrire les chansons ?
Max : Nous nous sommes mis au travail juste après avoir terminé la tournée de “Six Lenins”. Nous avions accumulé pas mal d’idées lors de la tournée, en jouant lors des balances, etc. Nous étions vraiment contents de cette tournée, nous avions du temps devant nous et étions dans de bonnes dispositions d’esprit pour refaire un disque, donc nous n’avons pas hésité. Nous avons enregistré l’été dernier, sans pression, par petits bouts. Nous vivions ensemble dans une maison où se trouvait le studio, nous pouvions y aller quand nous voulions. L’ambiance était détendue mais nous avons travaillé sérieusement.
C’est donc un disque qui a été fait facilement et rapidement, donc ?
James : Oui, très facilement. Et on y a pris beaucoup de plaisir, du début à la fin.
Avez-vous utilisé de nouveaux instruments ?
Max : Quelques-uns, principalement un sequencer Moog sur une chanson. Sinon, c’était le Moog habituel de James.
James : Il y a aussi beaucoup de slide guitar. Je pense que globalement, l’instrumentation est un peu plus variée sur cet album. Nous n’avons sans doute pas révolutionné notre façon de faire, mais nous avons par exemple utilisé des petits claviers Casio très bon marché dont nous aimons bien le son. Disons que nous avons ajouté des éléments à notre mélange habituel.
“Ce nouvel album a vraiment été un travail de groupe.”
De manière générale, comment écrivez-vous les chansons. Chacun de son côté ?
Max : Oui, James et moi travaillons séparément au départ puis nous mettons en commun ce que nous avons écrit. Ça se fait de façon naturelle car nous habitons ensemble, l’un va dans la chambre de l’autre, lui joue une ébauche et lui demande ce qu’il en pense. On a toujours procédé ainsi.
James : On a un fonctionnement similaire, donc il est fréquent que l’un ajoute beaucoup d’éléments aux chansons que l’autre a commencé à écrire. Sur certaines des miennes, je ne joue pas tellement moi-même, c’est Max qui a trouvé des accords auxquels je n’avais pas pensé, ou un pont… Parfois, nous enregistrons l’une de mes chansons, voix, guitare, basse, batterie, et je trouve que ça ne fonctionne pas, qu’il manque quelque chose… On continue à tâtonner, mais je déteste le résultat. Et puis Rose, ma copine, ou un autre musicien propose de jouer un peu de piano, de Casiotone ou de guitare acoustique, et là soudain on tient quelque chose.
Max : Une chanson comme “Purple Hearts”, écrite il y a environ trois ans, était un titre plutôt folk qu’on avait laissé de côté, qui a été transformé lors des sessions de l’album. L’apport de notre batteur Bobby [Syme] a été aussi déterminant sur ce disque. Alors que nous étions en train d’enregistrer, il lui arrivait de changer la structure du morceau, d’apporter de nouvelles rythmiques… Ça a donc vraiment été un travail de groupe, à quatre, ou du moins à trois le plus souvent.
James : D’une certaine façon, c’était une nouvelle incarnation des Proper Ornaments. En effet on a davantage collaboré avec Bobby, qui est avec nous depuis des années.
C’est votre deuxième album qui sort chez Tapete. A l’instar de Bid du Monochrome Set et Robert Forster, que j’ai interviewés précédemment et qui sont vos compagnons de label, en êtes-vous satisfaits ?
James : Oui, ça se passe bien. Nous aimons beaucoup le label et les gens qui s’en occupent, en Allemagne. Ils ont les pieds sur terre, ils sont eux-mêmes musiciens et comprennent bien nos besoins. Il n’ont pas étudié le management de la musique à la fac, ils ont plutôt une approche à l’ancienne. Et puis il y a des disques de krautrock dans leur back catalogue [à travers le label Bureau B, NDLR], des choses que nous aimons beaucoup. Pour moi qui suis un grand fan des Go-Betweens, je me sens entre de bonnes mains sur un label qui sort aussi les albums de Robert Forster. Ça signifie beaucoup pour moi.
Max : Et puis, avec le Brexit, ce n’est peut-être pas plus mal d’être sur un label allemand qui a des connexions dans toute l’Europe continentale…
James : Nous n’avons rien contre l’Angleterre, où nous sommes reconnus, mais nous préférons venir en France, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Espagne. Même si nous habitons en Grande-Bretagne, nous ne nous disons pas que nous devons nous concentrer uniquement sur notre pays. En France, par exemple, le public est généralement plus à l’écoute, et même les salles de concert sont plus agréables.
Les paroles de vos chansons sont-elles inspirées, plus ou moins directement, par votre vie ou votre survie quotidienne à Londres ?
Max : Oui, à 100 %. Elle reflètent l’endroit où nous vivons, avec qui, etc. Nous essayons de faire en sorte que ce ne soit pas non plus trop évident, afin que les chansons soient aussi universelles que possible. Mais forcément, elles ont pour origine les situations que nous vivons. Et pour être honnête, il serait surprenant qu’elles soient très joyeuses… Je crois que je n’aime pas trop les chansons heureuses. C’est ce qui est étrange avec la musique, d’ailleurs : tu donnes des concerts, les gens viennent te voir, tout le monde passe un bon moment… alors que ce que tu as joué était en grande partie inspiré par des mauvais moments de ta vie ! Et c’est quelque chose que je n’ai jamais vraiment compris, au fond.
James : Ce qui est révélateur dans notre approche de la musique, c’est que nos chansons préférées, qu’elles soient des Beatles, des Stones, du Velvet, des Bee Gees, sont souvent leurs plus mélancoliques, celles qui te brisent vraiment le cœur. Même un titre comme “Stayin’ Alive”, ça ne veut pas dire tout à fait la même chose que “It’s great to be alive”…
Max : Je pense que c’est la même chose pour la plupart des gens, en fait.
James : Et écrire des chansons à partir de ce point de vue, ça parle forcément à beaucoup de monde, car la souffrance, l’aliénation, la solitude sont des états qu’on éprouve tout à un moment ou à une autre. Même les gens qui disent être tout le temps heureux ne le sont pas.
“Nous sommes languides, un peu comme un œuf mollet. Désolé, c’est comme ça !”
Votre musique est plutôt calme et mélodieuse comparée à celle d’autres groupes britanniques ou irlandais actuels comme Idles, Shame, Sleaford Mods, Fontaines DC, The Murder Capital… Diriez-vous qu’elle est comme un cocon qui vous protégerait du monde extérieur, ou est-ce un peu réducteur ?
Max : Non, on peut dire ça. Mais ce cocon est aussi le résultat de nos expériences avec ce monde extérieur, que j’évoquais précédemment. Et puis, à propos des groupes que tu cites, je pense que les Sleaford Mods sont la meilleure chose au monde. Je n’aime pas Idles, ou plutôt leur musique ne m’intéresse pas vraiment. En revanche, les Sleaford Mods sont étonnants. J’aimerais pouvoir faire la même chose qu’eux mais nous sommes vraiment très différents ! Ceci dit, peut-être qu’au fond d’eux-mêmes, les Sleaford Mods aimeraient faire une musique douce et agréable (il dit cela en baissant la voix)… Mais je crois qu’il ne faut pas forcer sa nature.
James : En effet, avec la musique comme avec toute activité créative, il vaut mieux faire ce qui te semble naturel. Si nous essayions de faire comme eux un morceau de spoken word sur une rythmique minimaliste, ce serait sans doute la pire chose jamais enregistrée ! (rires)
Max : Oui, ce serait très mauvais. Mais c’est pour ça qu’eux sont aussi bons, pour moi : ils font ce qu’ils sont supposés faire. Ou plutôt, c’est ce qu’ils ont à l’intérieur d’eux. Nous, nous sommes languides, un peu comme un œuf mollet. Désolé, c’est comme ça ! (rires)
Vous jouez dans d’autres groupes ou collaborez avec d’autres artistes en dehors de Proper Ornaments. Max, tu fais partie de Toy ; James, tu accompagnes régulièrement Pete Astor, dont tu as suivi les cours sur l’écriture musicale à la fac. Pensez-vous que cela a une influence sur la musique de votre groupe, et inversement ? Un morceau comme “Broken Insect”, sur le nouvel album, sonne un peu comme Toy, par exemple…
Max : Oui, c’est normal, et en effet c’est à double sens. Il y a des liens forts entre les deux groupes même s’ils sonnent différemment car je ne décide pas de tout ni dans l’un, ni dans l’autre.
James : J’aimais la musique de Pete Astor avant d’avoir la chance de collaborer avec lui. Travailler avec d’autres musiciens, quel que soit le contexte, c’est toujours une bonne chose. Même si tu n’es pas obligé d’aimer tout ce qu’ils font, c’est forcément formateur. Ça permet d’affirmer tes goûts, ton style.
Devenir vous aussi maîtres de conférence à l’université, sur des sujets en rapport avec la musique, c’est quelque chose qui pourrait vous intéresser ?
James : Personnellement, non. J’ai beaucoup de respect pour les enseignants, mais je crains de ne pas être assez patient. Je préfère passer du temps seul et je ne crois pas que je serais très à l’aise face à tous ces étudiants plus jeunes que moi… Je pense que c’est la même chose pour Max.
Max : Moi, c’est parce que je suis tellement stupide et ignorant ! Je n’ai pas la prétention de pouvoir enseigner quelque chose à quelqu’un. J’ai plutôt l’impression d’avoir encore beaucoup à apprendre. Je serais incapable d’être « de l’autre côté ». Bon, Sterling Morrison du Velvet a été prof, il était même docteur… mais il n’enseignait pas la musique, ceci dit.
James : Idem pour moi, les gamins seraient sans doute bien plus intelligents que moi ! En tout cas, c’est vrai que beaucoup d’anciens musiciens se sont reconvertis dans l’enseignement autour de la musique en Angleterre, y compris certains qui ont juste eu un tube dans les années 80.
“Etre musicien, c’est la plus grande escroquerie du monde !”
“Mission Bells” est votre cinquième album. Vous considérez-vous désormais comme des musiciens professionnels, ou plutôt comme des amateurs éclairés ?
James : Je crois que nous sommes des musiciens professionnels depuis longtemps, c’était même déjà le cas quand nous avions un autre boulot à côté. Aujourd’hui, nous n’avons pas beaucoup d’argent mais nous nous en sortons.
Max : Oui, nous sommes professionnels dans le sens où nous n’avons jamais envisagé d’avoir un autre travail à plein temps que celui de musicien. Pas simplement parce que nous aimons tellement ça, mais aussi parce qu’une autre activité ne nous a jamais vraiment attirés. Mais le terme de “professionnel” est un peu étrange… Je crois que personne n’est jamais vraiment un “professionnel” dans la musique. Franchement, être musicien, c’est la plus grande escroquerie du monde !
James : Aujourd’hui, nous jouons bien et maîtrisons divers instruments. Et nous avons des références communes qui nous permettent de nous comprendre instantanément pour obtenir le son que nous voulons. Je considère que nous ne sommes plus des amateurs, mais je ne dirais pas que c’est vraiment un métier, c’est plus une vocation.
Max : Nous ne savons pas de quoi l’avenir sera fait, donc nous ne sommes pas du genre à nous poser et à nous dire : « C’est bon, maintenant nous sommes professionnels. » Ça peut très bien merder demain. Il faut faire attention, et être reconnaissant d’avoir la possibilité de faire ce que tu aimes. Ceux qui se prennent vraiment pour des professionnels, et qui travaillent très dur pour y arriver, sont souvent ceux qui font la musique la plus ennuyeuse…
James : Oui, quand ça devient juste un business et que les gens essaient de faire carrière. “Carrière”, je déteste vraiment ce mot… Tu ne joues pas de la musique pour faire carrière. L’important, ce n’est pas ton statut social ou ta présence sur Internet. Tu essaies juste de sortir des disques et espérant établir une connexion avec le public et avoir la possibilité de porter tes chansons sur scène. Que ce soit devant de grandes foules ou devant trois personnes. C’est ça qui est authentique, honnête.
Max : La génération actuelle va à la fac pour étudier le songwriting en espérant en vivre. Jouer dans un groupe de rock devient un métier comme un autre. Moi, mes grands-parents étaient des paysans en Espagne après la Seconde Guerre mondiale, et ils ont dû émigrer en Argentine parce qu’ils crevaient de faim. Et moi, aujourd’hui, je suis un putain d’idiot qui joue de la musique… Autant dire qu’il n’y a vraiment pas de quoi se prendre au sérieux.
James : Nous faisons partie des derniers représentants de l’ancien monde !
Max : Nous avons grandi sans Internet… En fait, c’est comme le journalisme, la critique rock : à une époque c’était une vraie aventure, un mode de vie avec des gens comme Hunter S. Thompson ou Nick Kent qui étaient aussi hauts en couleur que les personnes qu’ils rencontraient. Aujourd’hui, c’est devenu une activité éminemment respectable. Si tu veux être un punk aujourd’hui, il faut refuser de faire du journalisme musical ! Et de jouer dans les grands festivals (rires).
Photos : Jeremy Jay.
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