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Disques

Cassandra Jenkins – My Light, My Destroyer

Sur ce troisième album très construit et pensé, l’Américaine sublime doutes et douleurs dans une forme musicale à la fois intimiste et cosmique, empruntant autant au folk qu’au classic/indie rock et à la pop sophistiquée des 80’s. Une merveille.

A première vue, Cassandra Jenkins affiche le CV typique de l’artiste indé « sérieuse » de la côte Est – même si on trouve des profils similaires à Los Angeles ou Portland. Naissance dans une famille de musiciens, études d’arts visuels à la réputée Rhode Island School of Design – où se sont formés les Talking Heads, pour l’anecdote –, premier poste comme assistante éditoriale au “New Yorker” (elle a aussi travaillé dans une ferme et comme enseignante, lit-on)… Elle a accompagné Eleanor Friedberger (des Fiery Furnaces), Craig Finn (le chanteur de The Hold Steady) ou Courtney Barnett, a fait la première partie de Mitski et aurait joué sur scène avec Purple Mountains – en gros, la réincarnation des immenses Silver Jews – si David Berman n’avait pas eu la mauvaise idée de s’ôter la vie peu avant le début de la tournée.
Pour ce qui est de sa carrière solo, on parlera plutôt d’une late bloomer que d’une enfant prodige : elle approchait la trentaine quand elle a sorti son premier EP et publie aujourd’hui son troisième album à la quarantaine. Ajoutons que son look est nettement plus sobre que celui de Lady Gaga (ou Arielle Dombasle) et qu’elle semble apprécier les petits plaisirs de la vie, comme en témoigne son dernier tweet à l’heure où nous écrivons ces lignes :

One small thing I love about summer in New York is watching all the post lunch girlies walking somewhere with their empty tupperware containers— Cassandra Jenkins (@CassFreshUSA) July 23, 2024

Si vous n’aimez rien tant en musique que la spontanéité absolue, les chansons qui semblent avoir été écrites en même temps qu’elle étaient enregistrées et l’excentricité portée en étendard, “My Light, My Destroyer” n’est sans doute pas pour vous. Si vous appréciez en revanche les œuvres moins tapageuses et plus réfléchies, on ne peut que vous recommander de vous y plonger… avec le risque d’avoir du mal à en ressortir. Voici un album longuement mûri et qui a connu un cheminement accidenté : insatisfaite des premières séances d’enregistrement, Cassandra avait tout jeté pour repartir de zéro. Par ailleurs, certains morceaux auraient incubé pendant des années, alors qu’elle a envisagé à plusieurs reprises d’arrêter la musique. Le doute et la remise en question semblent ainsi des éléments constitutifs de son processus créatif.

Ne pas s’attendre pour autant à une œuvre difficile d’accès et excessivement cérébrale. Avec ses sonorités folk et rock, ses ballades évanescentes et ses discrètes touches jazz, “My Light, My Destroyer” est dans la lignée du précédent, “An Overview on Phenomenal Nature”, mais offre un spectre musical plus large et des couleurs plus franches. Cassandra Jenkins, qu’on avait vu accompagnée de pas moins de cinq musiciens à l’automne 2021 à Paris, est ici encore bien entourée, notamment du producteur, ingénieur du son et mixeur Andrew Lappin (qui a travaillé avec L’Rain) et de ses copines et collègues Meg Duffy (alias Hand Habits), Molly Lewis et Katie Von Schleicher.

Après “Devotion”, ouverture frémissante et à dominante acoustique qui peut rappeler les derniers albums de Vashti Bunyan, “Clams Casino” envoie un son rock mordant auquel la New-Yorkaise au teint de porcelaine ne nous avait pas vraiment habitués, proche de Sharon Van Etten voire de Wilco. Tout en restant d’une beauté saisissante, la voix est moins caressante et mixée au même niveau que les instruments, la rythmique plus marquée et un solo de guitare subtilement déstructuré vient rehausser l’ensemble. C’est le genre de chanson qui s’impose dès la première écoute, une totale réussite. Comme “Petco” un peu plus loin, avec ses guitares entre Radiohead (période “The Bends”) et les Breeders tout droit sorties de la collection de CD de ses années lycée.

“Delphinium Blue” est presque à l’opposé avec son texte tantôt chanté, tantôt parlé, et ses réminiscences des années 80 : nappes de synthé et chœurs atmosphériques, basse fretless, programmations de batterie pleines d’écho… Sur cette sophistication sans ostentation, qu’on retrouve aussi dans “Only One” vers la fin du disque, plane la figure tutélaire de Kate Bush, marraine officieuse de tous les artistes (pas seulement féminines) à l’univers musical en expansion.

« Univers » est d’ailleurs à prendre au sens galactique du terme : si l’Américaine évoque – avec un soupçon d’humour – ses angoisses, ses peines de cœur, sa solitude et sa lutte contre le désespoir, elle inscrit ces thématiques intimes dans un grand tout cosmique. Dans “Aurora, IL”, elle raconte avec son habituel talent narratif un épisode douloureux, quand elle dut il y a deux ans interrompre une tournée après avoir attrapé le Covid : confinée seule dans un hôtel de la ville éponyme (où a été tourné “Wayne’s World” !), elle regarde par la fenêtre, s’imagine partir dans l’espace. “Betelgeuse”, du nom de l’étoile de la constellation d’Orion, fait usage, comme d’autre courts intermèdes de “My Light…”, d’une archive sonore : sur un fond ambient de piano et saxophone, on entend la mère de Cassandra lui décrire plusieurs astres dans le ciel nocturne.

Mais quand certaines de ses consœurs semblent planer un peu, Cassandra Jenkins garde les pieds sur terre et la tête sur les épaules, sans doute consciente que ce troisième album est une forme d’aboutissement. Espérons qu’il lui donnera la confiance qui lui manque encore parfois et l’incitera à poursuivre un parcours qui la place d’ores et déjà comme l’une des plus brillantes et originales autrices-compositrices-interprètes de sa génération.



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