Pop et élégance au piano bousculées/tempérées par la crème de l’improvisation. La Suédoise Rotem Geffen s’affranchit de ses marraines bonnes fées (Kate Bush, Joanna Newsom. Björk ?) avec un recueil de petits bijoux fragiles et compliqués. À explorer et manipuler avec précaution.
Contexte longuet (pour lire la chronique, passer quelques chapitres) :
C’était au beau milieu d’une période de parentalité active, tunnel anéchoïque culturel épais, que Larry m’avait briefé au sujet de Rotem Geffen. Il était tout feu tout flamme pour une artiste du cru qu’il m’a présentée vite fait comme le mélange de Kate Bush, Björk et Joanna Newsom.
Larry, du Larry’s Corner, vivier et soutien de l’alternatif suédois et international en goguette, est le genre de type à proposer dans sa boutique l’article invendable par excellence (et il en a beaucoup : I’m good at buying. Not at selling !), genre “Have One On Me” de Joanna Newsom… en version triple cassette.
Et c’est pour ça qu’on l’adore “Have One On Me” est le plus bel album de Newsom). Et qu’on écoute ses conseils.
Tout ça pour dire que j’ai complètement loupé la sortie de “You Guard the Key” en 2021 et les concerts de Rotem Geffen, peut-être consécutifs à l’installation d’un piano droit chez Larry, je ne sais plus…
Quelques années après le sevrage de notre progéniture, je fais une visite de courtoisie chez Larry. Amis touristes, plutôt que de perdre votre temps dans la vieille ville de Stockholm, rendez visite à l’Américain le plus antisuédois du pays, vous en apprendrez bien plus sur la Scandinavie en une après-midi ! Un jour, lorsque Larry sera mort, on fera un film sur ce magasin. Sur le défilé permanent des figures plus ou moins locales mais toujours hautes en couleurs : anarchistes, producteur des High Llamas en promenade, bouquiniste érudit, crevards, artistes en tout genre, bavards ou taciturnes. On posera une plaque. Et on pleurera le bon temps. Pour l’heure, allez-le voir, vous passerez toujours un bon moment. Et achetez un truc ou deux pour que le moment dure.
Larry, l’an passé, s’est entiché de littérature et il y a plus de livres que de cassettes, de vinyles et de DVD qui traînent désormais sur les tables et dans les cartons par terre.
Sa nouvelle découverte : Iris Smyles. À défaut de vous vendre (pas encore) Rotem Geffen, je vous donne un conseil : lisez Iris Smyles. Et c’est un vieux barbon qui vous le dit, pour qui l’écriture contemporaine s’arrête à Céline. Enfin, en fait à Christophe Tarkos. Lisez Tarkos, prenez-vous Le Kilo (P.O.L., 2022) dans la tronche, c’est du lourd.
Bref, lisez Iris Smyles, dont Larry fait grand cas du surréaliste Droll Tales, mais je vous conseillerais plutôt de commencer par Iris Has free time en premier parce que Droll Tales est une réécriture, folle, de Iris Has free time. Dans ce dernier, on y voit l’autrice, New-Yorkaise allumée, cinglée de littérature, d’alcool et de sexe, passer de la période étudiante à la désespérante vie active en passant par les petits boulots, l’écriture, la hype littéraire. C’est fin et bordélique, saturé de références et surtout d’humour. C’est le Woody Allen de notre jeunesse quand on aimait Woody Allen. C’est surtout le mélange de Diane Keaton et de Amy Winehouse, dans une relecture d’Homère. J’ai ri comme jamais l’été dernier sur des rochers de granit bleu. Merci Larry.
Donc Larry décide de flamber son compte en banque, d’inviter Iris Smyles dans sa boutique et de faire une grande fête, foccacie incluses, avec ses groupes préférés Urban Dentist et Rotem Geffen.
C’est cette dernière qui répète avec le maître des lieux lorsque je me pointe. Il s’agit de duos. “It’s my party” de Lesley Gore et “Rolling the ball” de Kate Bush. Rotem Geffen, piano, voix et Larry, voix et djembé… qu’il s’entête à appeler bongos et à sortir pour jouer au moins une fois avec ses artistes préférés (« It’s my store and I do what I want »). Si vous n’avez jamais entendu “The Chelsea Hotel” de Jeffrey Lewis, option bongos, vous ne savez pas vivre. Jeff Lewis déclare à chaque fois que c’est la chanson la moins appropriée à ce « mélange » mais il s’y plie à chaque fois. C’est une tradition.
Nelly de Rotem Geffen (nous y voilà, on se rapproche) se prête elle aussi et avec enthousiasme et professionnalisme à ces relectures. Et le Larry’s Corner, au comptoir quasi laissé à l’abandon, prend cet après-midi-là une tournure de studio de répèt’, puis devant l’enthousiasme des curieux qui passent, de mini-concert où Nelly reprend longuement Kate Bush, presque à la demande, enchaîne sur du Satie et du Chopin, si je me souviens bien. J’ai dû quitter le magasin pour aller chercher les enfants, mais lorsque je suis parti, elle jouait toujours. Pour le plaisir. Et c’était magique.
Je ne reviendrai pas sur la venue d’Iris Smyles : c’était sans doute l’un des plus beaux moments du Larry’s Corner. Une ambiance de fou. Qui éclipserait presque le concert de Stanley Brinks et de Freschard délocalisé sur le trottoir un soir d’été.
Depuis ces événements, je suis fan acharné de la demoiselle qui est l’exact croisement entre la triade Kate Bush, Björk et Joanna Newsom. De Kate et Joanna, elle a l’élégance, le goût pour la tarabiscoterie, la poésie. De Björk, elle possède une sauvagerie naïve et une certaine puissance de l’innocence que Paul Vecchiali appelait l’art de l’enfance.
On n’a pas tous les jours la chance de rencontrer la réincarnation/conjonction de Bush, Björk et Newsom au sortir de l’adolescence, à la fois en pleine possession de leurs moyens et à l’aube de leur envol. Et qui accepte de jouer au débotté, sur un piano qui supporterait aisément une bonne demi-journée d’accordage, ses compositions et ses œuvres favorites contemporaines, pop et romantiques.
Rotem Geffen, c’est une fleur sauvage (d’où vient son double alias) qui pousse en terrain de banlieue. Il faut la préserver et l’entretenir. D’où l’occasion de revenir sur son premier album “You Guard the Key” de 2021 avant la sortie prochaine, en avril, de son second opus, “The Night Is the Night”, dont tout le monde devrait parler. Si le monde était meilleur. Il a encore une chance, ce monde. On en reparlera au printemps.
La chronique (enfin) :
La voix de Björk, d’abord. Cette voix issue de l’enfance et jamais reniée au passage vers l’âge dit adulte, à la fois fragile (tour à tour susurrée, flutée presque, dans l’urgence), lyrique (s’envolant d’un coup vers des hauteurs insoupçonnées) et, enfin déterminée, sûre de ses choix poétiques. Pour l’épauler, l’instrument, qu’on imagine être le soutien de toujours, le piano donc, celui des études (classique, la piste Bush et Newsom) et celui des premières échappées belles.
Nelly de Rotem Geffen dit ne pas avoir écouté Joanna Newsom. On veut la croire. C’est sans doute pareil pour Björk. Je pense que Rotem Geffen ne mesure pas, et pour cause de son jeune âge, l’importance de l’air vif, violenlty happy, que l’Islandaise avait apporté dans la musique électronique radiodiffusée des années 90. On retrouve donc à la fois une voix maniérée et totalement libre, ce qui nous la rend éminemment sympathique, chaleureuse aussi et donc tout à fait à sa place dans nos cœurs d’ex-fans des sixties et de Daniel Johnston.
Là où elle finit de nous achever, c’est que cette reine putative de la pop sait puiser dans le meilleur de la scène expérimentalo-improvisée pour enrichir son terreau musical fragile. On ne s’étonnera donc pas de retrouver à la manœuvre les usual suspects de la scène locale. Ville Bromander à la contrebasse, qu’on apprécie depuis le jour un (ou presque) de notre installation suédoise. Quelques chroniques se trouvent ici, y compris celles de Saigon, dont je reste fan éperdu et malheureux depuis leur disparition des radars (parentalité quand tu nous tiens…). Isak Hedtjärn à la clarinette et clarinette basse et Milton Öhrström (d’Urban Dentist déjà cité), touche à tout (claviers en tout genre, vibraphone). Tous trois hautement investis entre Fylkingen (plus ancienne association de musique contemporaine du monde), Elektro Musik Studio (L’Ircam/GRM local) et FRIM (musique expérimentale et improvisée). Pas des rigolos. Enfin si mais vachement pro aussi. La compétence et l’appétence pour la fragilité de l’instant. Sa sculpture aussi. On ne vous refera pas la coup de la forme et du fond mais écoutons “Make Up My Mind” et son « My head is feeling upside down ». Entre éclats brillants de claviers et zinzinerie à la clarinette. On est en plein dedans.
Dans cet équilibre fragile de recherche entre pop et expérimental, certains se sont perdus (David Sylvian dans “Manafon” en 2009) mais d’autres tentatives furent belles : “Blemish” (2003) du même David Sylvian et celles de Sylvain Chauveau, notamment avec “L’Effet Rebond” (2022).
Je crois que “You Guard the Key” est à placer pas loin de ces œuvres-là. Et que les musiciens de ce premier Rotem Geffen servent la pop de Nelly sans renier aucunement leur liberté. Ni jouer à côté (“Manafon”…).
Tout ici est magnifiquement trouvé et toujours délicat dans la fragilité de sa réalisation. Qu’on se laisse porter par la voix ou la mélodie ou qu’on se réfugie dans un détail : le mat de la contrebasse, les souffles de la clarinette.
Pas besoin de la sécheresse d’enregistrement d’un Albini ou les enluminures de Van Dyke Parks (“Ys” de Joanna Newsom, 2006), ici tout se déploie, prend l’air, brille de mille couleurs (les claviers aigus d’Öhrström). Tout est fragile mais pas bancal, ni de bric et de broc ni cousu de fil blanc.
Notons aussi la qualité percussive du piano de Nelly, évidente pour qui l’a vue jouer. On apprécie tout de suite la sorte de détermination qui l’anime, la pure physicalité du piano presque joué, aussi (en plus), comme une percussion. Il faut voir ses mains levées, comme en attente de la résonnance ou des coups à venir. On n’est pas dans le sirupeux qui peut habiter quelquefois Newsom, il y a quelque chose de très rock, puissant et suspendu dans le toucher de Rotem Geffen.
On prend les pépites de ce court album, l’une après l’autre, le dérapage d’une clarinette (sur “One of a Kind”) par exemple. Ses parfums se révèlent immédiatement mais restent longtemps en bouche. Et on le repasse pour le plaisir immédiat ou la recherche de ses arrangements, suivant une écoute au casque ou sur enceintes.
Et puis, il y a une petite douceur, “Fell Against a Tree”, sur un texte de James Baldwin. Récitation enchantée, souffle de la chanteuse, au bord de la chute, contre celui de la clarinette Isak Hedtjärn, peut-être sa meilleure intervention.
Chants personnels, appropriation de poètes, récitation en anglais ou en hébreu (“Malaki Ktana”). Le chant (les champs ?) d’investigation est vaste.
Cueillez dès à présent les roses de la vie. Celle d’aujourd’hui s’appelle Rotem Geffen. Un premier bouquet, ”You Guard the Key », est disponible et encore tenu secret… pour la multitude. Le prochain, ”The Night Is the Night” arrive bientôt. Il est plus dense. Et capiteux.
Avec l’aide de Johanna D, bouquet d’occas’ chez ICA.
“You Guard the Key” est sorti en LP, cassette et numérique chez Zeon Light le 1er octobre 2021.
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