En début d’année sortait en vinyle “The Kind”, le nouvel album de l’Américain francophile Chris Garneau. Une disque dont le dépouillement rappelait ses débuts – le magnifique “Music for Tourists” –, mais avec une maturité et une sérénité nouvelles à l’approche de la quarantaine. Enregistré dans le studio de Patrick Higgins pendant la pandémie, marqué par des bouleversements dans la vie de l’artiste (la fin d’une longue relation, la mort de son père, le retour sur la côte Est après avoir vécu à Los Angeles), ce nouveau chapitre d’une œuvre sensible et très personnelle a tout d’un aboutissement. C’est en tout cas l’avis de l’artiste lui-même, qui ne compte pas pour autant en rester là.
Ton nouvel album, “The Kind”, a été publié en numérique en janvier 2021, et un peu plus d’un an après en vinyle. Dans quelles conditions l’as-tu enregistré ? La pandémie et le confinement ont-ils compliqué les choses ?
Chris Garneau : Le travail sur le disque avait en fait commencé un peu avant. Après avoir vécu des événements importants – la fin d’une relation de huit ans, le décès de mon père… –, j’ai quitté Los Angeles en 2018. Je suis retourné dans le nord de l’Etat de New York, où j’avais vécu avant d’aller à L.A., et je me suis mis à écrire pendant l’été de nouveaux morceaux qui allaient se retrouver sur l’album. J’ai commencé à travailler là-bas avec le producteur du disque Patrick Higgins dans son studio, aménagé dans une ancienne église. Le premier titre que nous avons enregistré était “Little While”, l’avant-dernier du disque. Nous étions très satisfaits du résultat et nous avons décidé de conserver cette simplicité dans le son pour le reste de l’album. Tout au long de l’année 2019, je suis allé au studio, trois ou quatre jours par mois seulement. Arrivé à la fin de l’année, je devais avoir à peu près un quart de l’album. Je tournais aussi un peu, j’ai joué en France en janvier 2020, alors que le Covid commençait à arriver. Je suis retourné à New York en février, puis en Californie en mars pour finir d’écrire l’album… et c’est là que la situation est devenue vraiment compliquée. Je suis rentré à New York, suis allé au studio et me suis retrouvé en quarantaine avec Patrick et sa copine. Nous nous sommes retrouvés tous les trois, très proches les uns des autres, pendant des mois, et le travail a été intense. D’une certaine manière, tout faisait sens : être dans une église alors que j’étais confronté à la perte de mon père et à la fin d’une relation, et que le monde était à l’arrêt.
Te sentais-tu comme dans une bulle, à l’écart du monde ?
Oui, vraiment. Comme la plupart des gens, j’éprouvais une grande peur au départ, qui s’est estompée peu à peu. Et puis, alors que l’album a été à peu près terminé, au réveillon 2020, j’ai vraiment pris conscience de ce qui s’était passé les derniers mois, tous ces morts… J’étais un peu comme dans un cocon, mais je savais que je devais m’en extraire et porter un regard plus large sur le monde autour de moi. Ce que je vivais, mes problèmes personnels, mon chagrin, tour cela m’apparaissait finalement comme des choses insignifiantes à côté.
Le portrait qui orne la pochette de “The Kind” apparaît plus naturel que ceux de tes albums précédents. Etait-ce une volonté de ta part, pour refléter le contenu ?
Le disque lui-même est sans doute ce que j’ai fait de plus direct, de moins conscient dans ma vie. Les chansons n’apparaissaient pas comme des options ou des choix, elles venaient comme ça, dans une sorte d’urgence. Je ressentais un besoin absolu de les écrire. Ça m’était déjà arrivé ici ou là, mais jamais sur un album complet. L’expérience la plus proche, c’était celle du premier album, et j’ai donc eu l’impression de boucler un long cycle. Je n’avais qu’une vingtaine d’années quand j’ai écrit ces premières chansons… Pour les visuels de “The Kind”, je voulais simplement me montrer tel que j’étais à ce moment-là, au naturel, dans un endroit que je connais bien, les Catskills, dans le nord de l’Etat de New York. Et puis, pour la pochette, le graphisme, les vidéos, c’était la première fois que je travaillais avec une équipe totalement queer. Visuellement, je me sentais vraiment impliqué, notamment dans les clips de “Not the Child”” et “No One” : les mouvements que je faisais, les vêtements que je portais… Tout me semblait cohérent et faisait sens pour moi. Si le résultat paraît très « organique », c’est normal, cela a vraiment été conçu comme ça.
Après “Winter Games” et “Yours” où tu expérimentais davantage avec le son et la production, “The Kind” semble marquer un retour au style de tes débuts, comme tu le remarquais toi-même…
Oui, tout à fait. Ce voyage à travers divers univers musicaux que j’ai accompli ces quinze dernières années était fascinant, il y a toujours quelque chose d’excitant à chercher de nouvelles sonorités. Quand j’ai fait “Winter Games”, je venais de quitter Brooklyn pour emménager dans les Catskills. C’était le premier disque sur lequel je travaillais seul. J’étais mon propre ingénieur du son, je manipulais les enregistrements, j’utilisais certains instruments et équipements pour la première fois… J’étais dans les montagnes, et tout cet espace autour de moi avait sûrement une influence sur ma musique. Pour “Yours”, je recherchais quelque chose d’un peu plus rock, avec une rythmique basse-batterie qui soutienne tout l’album. Je voulais un plus gros son, quelque chose de très produit. Et c’est le résultat auquel nous sommes parvenus. Etait-ce vraiment moi, m’identifiais-je totalement à cette musique ? Je ne sais pas. Mais en tant qu’artiste, ce n’est pas forcément le but. Quant à “The Kind”, il semble en effet boucler une boucle en revenant pour l’essentiel à la formule piano-voix de “Music for Tourists”. Là, je sais que c’est moi, c’est là qu’est mon sang… Patrick Higgins le savait aussi, et il voulait de nouveau capturer cela, pour moi.
Pourquoi avoir choisi ce producteur qui était aussi un compositeur d’avant-garde réputé ?
Un peu par hasard. Nous nous sommes rencontrés une première fois il y a une dizaine d’années quand nous habitions tous deux Hudson, dans l’Etat de New York. Je savais qu’il avait un studio d’enregistrement, et il n’y en a pas tellement dans la région… Je connaissais juste un peu son travail. Quand je suis rentré de Los Angeles en 2018, je l’ai recontacté car j’avais envie d’avancer sur de nouveaux morceaux. Il ne travaille pas avec tout le monde, surtout maintenant, il est plutôt sélectif. Quand il a ouvert son studio, il a fait beaucoup de séances pour divers musiciens, mais il a pas mal ralenti depuis. Il a accepté et je pense qu’il était heureux de travailler avec moi : nous nous connaissions et nous nous entendions bien, nous étions dans la même ville, et la musique que je faisais pouvait l’intéresser car il a lui aussi une formation classique. Ça l’excitait d’enregistrer du piano, de faire venir un ensemble de cordes, d’écrire des arrangements avec moi, de jouer un peu de guitare… Des choses qu’il n’a pas l’habitude de faire avec les musiciens qui font appel à lui. Nous aurions aimé avoir des musiciens supplémentaires mais la séance avec l’ensemble de cordes avait déjà été compliquée à organiser, c’était avant les vaccins… Patrick a finalement joué un peu de guitare, de basse et de batterie sur le disque, et moi du piano et des claviers.
Quelle est ta relation avec le rock, le bruit, les grosses guitares ?
Je n’ai pas vraiment de problème avec ça. Enfant, j’aimais la musique très dynamique, voire agressive. J’adorais Nirvana, par exemple. J’ai aussi commencé à écouter Tori Amos à huit ans, car j’avais un frère et une sœur plus âgés qui me faisaient découvrir des artistes de l’époque. Son premier album “Little Earthquakes” (1991) est très produit, avec un son puissant. En même temps, j’écoutais des pianistes classiques et des singers-songwriters. Je me suis donc ouvert très tôt à différents types de musique. Plus tard, au lycée, je me suis mis à écouter PJ Harvey. Ce rock un peu agressif fait donc partie de moi, même si les gens ne s’en doutent pas forcément à l’écoute de ma musique, qui peut sembler à l’opposé.
Même si ta voix en tant que telle n’a pas tellement changé, j’ai l’impression que tu ne chantes pas tout à fait de la même façon qu’à tes débuts. Te sens-tu plus serein ?
Cela a sans doute à voir avec l’âge, avec aussi le fait d’apprendre à chanter de façon plus pure et naturelle. J’ai une tessiture assez étendue, du baryton-basse au ténor. Et je crois que maintenant, je sais quel type de chant sonne le mieux et quel type de chant me fait me sentir le plus à l’aise – et les deux sont généralement liés. Sur le nouvel album, j’explore plutôt mon registre grave, sur “Now On” ou “For Celeste” notamment. Et d’un autre côté, j’aime aussi chanter dans un registre aigu, d’une voix de tête, comme sur le dernier morceau, “So Slow”. Et être capable de le faire, en utilisant ma voix comme un instrument, a été une grande découverte pour moi. Dans le même ordre d’idée, “Cradled”, une autre chanson du disque, a un arrangement pour chœur que j’ai créé. Donc c’est un mélange de découverte, de pratique, et de l’idée que ce qui semble le plus naturel est généralement ce qui sonne le mieux. Si c’est pénible à chanter pour moi, ce sera sans doute pénible à écouter pour l’auditeur ! (rires)
As-tu commencé le piano jeune, où sa pratique est-elle venue plus tard avec le chant et l’écriture ?
J’ai commence à en jouer quand j’avais cinq ans, de façon quotidienne et très simple. Quand j’avais huit ans, ma famille a déménagé en France et je me suis mis à étudier le piano classique plus sérieusement. J’avais une professeure que j’adorais. Jouer est devenu une passion. Quant au chant, je chantonnais dans la maison, mais je ne m’y suis vraiment mis qu’à mon retour aux Etats-Unis. Quelqu’un m’a fait découvrir Nina Simone et j’étais totalement fasciné par cette musicienne capable de jouer du Bach, de la musique baroque, mais aussi de chanter du jazz. Et c’est sans doute à ce moment-là que j’ai vraiment eu envie de chanter moi aussi. J’ai étudié le chant classique mais ça ne me plaisait pas vraiment, je préférais chanter des standards de jazz ou des airs de comédie musicale que j’aimais bien enfant, et plus tellement aujourd’hui. Donc c’est à l’adolescence que j’ai commencé à chanter en m’accompagnant au piano. A cette époque, l’idée de former un groupe avec des amis ne m’a pas effleuré. Je n’ai pas joué avec d’autres musiciens avant la vingtaine.
Est-ce que des compositeurs du XIXe siècle comme Debussy, Fauré, Saint-Saëns, Satie… t’ont inspiré ? L’instrumental “Les Lucioles en ré mineur”, sur ton deuxième album, sonnait comme un hommage à cette “école française”.
Oui, bien sûr. J’ai beaucoup écouté Debussy ou Satie quand j’étais enfant et adolescent. En fait, le regret que j’ai, c’est d’avoir arrêté d’étudier le piano vers mes 15 ans. A cet âge, tu commences à savoir quels genres de musique tu vas pouvoir jouer, et lesquels sont définitivement hors de ta portée. J’avais compris que je ne serais jamais un pianiste classique, je n’avais pas le niveau, c’était évident. Mais je pouvais faire quelque chose de tout ce que j’avais appris, et j’ai donc commencé à écrire de la musique en m’inspirant de tous ces grands compositeurs, en incorporant des morceaux de leurs compositions aux miennes. J’écrivais aussi des paroles que je chantais. Le résultat était très mauvais, mais c’était un premier pas vers ce que j’avais envie de faire.
J’avais été surpris de te découvrir seul au piano en première partie de Keren Ann à l’Olympia. Vous vous connaissez depuis longtemps ?
Avant de la rencontrer, j’étais déjà fan de sa musique, je l’avais vue en concert plusieurs fois à New York quand elle résidait là-bas, entre 2003 et 2005. Quelques années plus tard, en 2009 je crois, elle supervisait la B.O. du film “Thelma, Louise et Chantal”, dont elle écrivait une partie elle-même. Il y avait aussi quelques reprises de chansons françaises [par Vanessa Paradis, Doriand, Benjamin Biolay, Brigitte, etc., NLDR]. Elle était revenue à New York pour enregistrer et m’avait proposé d’interpréter “La plus belle pour aller danser”, chantée à l’origine par Sylvie Vartan [chanson écrite par Charles Aznavour et composée par Georges Garvarentz, NDLR]. Je crois que c’est le réalisateur qui avait choisi cette chanson, en rapport avec le scénario. Je ne la connaissais pas très bien, j’avais juste dû l’entendre à la radio quand j’habitais en France. Je n’ai sans doute pas un rapport aussi fort qu’un Français avec ce genre de chansons populaires. Mais c’était très plaisant à faire. Et il m’arrive encore de la jouer. Avec Keren Ann, nous nous sommes très bien entendus, c’est quelqu’un de très drôle et facile à vivre. Un ou deux ans après, elle m’a invité à assurer la première partie de sa tournée américaine solo. Nous voyagions tous les deux en van, cela nous a encore rapprochés.
Tu as écrit quelques chansons en français. Est-ce une expérience spéciale pour toi de chanter dans notre langue ?
Disons que quand il s’agit d’une reprise, comme cette chanson de Sylvie Vartan, c’est amusant, et je ressens beaucoup moins de pression que s’il s’agissait de mes propres textes. J’aimerais écrire davantage en français, mais j’hésite à le faire. Je peux tenir une conversation basique, mais il m’est difficile d’écrire de façon poétique. J’aimerais bien retourner habiter en France un ou deux ans. Il faudrait aussi que je lise en français pour enrichir mon vocabulaire et améliorer mon niveau de langue… C’est en tout cas une idée fascinante pour moi. Ce qui est amusant, c’est que j’ai rencontré plusieurs artistes français qui écrivent en anglais et qui considèrent qu’ils peuvent s’exprimer aussi bien dans cette langue qui n’est pas la leur. La plupart des Américains n’ont même pas de deuxième langue… Mais en tout cas, l’envie de m’exprimer en français est là.
A l’époque de ton premier album, tu avais publié une cover de “Between the Bars” d’Elliott Smith. Aimerais-tu qu’un autre artiste reprenne l’une de tes chansons ? Ne crains-tu pas d’être dépossédé de quelque chose de personnel, d’intime ?
Non, pas du tout. En fait, il y a déjà eu quelques reprises de mes chansons. Notamment le titre “Love Zombies” qui figurait sur un EP sorti entre mon premier et mon deuxième album, repris par une artiste belge. Ça reste confidentiel et je ne suis pas un artiste aussi important et influent qu’Elliott Smith, mais je me sens toujours honoré, je suis très touché. En fait, je considère que la troisième chanson du dernier album, “Now On”, est ce que j’ai fait de mieux, et j’adorerais qu’un musicien connu la reprenne. Celle-ci ou une autre, en fait. Cela emmènerait mon écriture à un niveau supérieur. Les réactions à “The Kind” me montrent en tout cas que j’ai franchi un palier, et c’est très encourageant pour la suite.
Photos : V.A.
Session live avec Chris Garneau à voir ici.
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