Attention, gros son, grosses ambitions. Les Lignes Droites zigzaguent dans les ambiances et les moyens : ça castagne sec sous l’œil de Moscou.
Dès le premier titre, “Dans la chaleur”, on pourrait cataloguer un peu rapidement Les Lignes Droites dans une filiation My Bloody Valentine. C’est sans compter sur des lignes de guitares claires qui prennent du champ, des lacérations qui viennent miroiter sur la matière minérale en fusion. Les Lignes Droites, c’est un son monolithique et des influences écrasantes mais parfaitement intégrées ET une attention maniaque à une profusion de détails qui viennent émailler le discours.
Les projets n’ont pas la même ambition et réalisation mais avec Marie Delta qui vient de sortir un très beau disque et Les Lignes Droites, on reste confondu devant la même maestria du savoir-faire.
Comme avec Marie Delta, malgré les évidences, on ne sait sur quel pied danser. Groupes à guitare ? Électronique ? Lo-fi ? Laborantins de studio ? Enfants des 80’s ? Des 90’s ? Français ? Anglo-Saxons ?
A chaque fois, on est surpris par un détail qui bouleverse les apriori. Comme la guitare trash qui vient rompre l’ordre nouveau électronique dans “Détends toi”.
“Tous des Karl” commence par une furie punk, puis vire dans un grand coup de volant, presque à la bluette pop, le temps de quelques lignes. Les Lignes Droites nous fait un sacré cinéma entre Godard et Kaurismäki : on savait que tous des garçons s’appelaient Patrick ou Frank, Karl est désormais une autre possibilité.
“T’es où dans le graphe” pourrait être new wave franchouillarde mais s’habille de guitares de la décennie d’après, pioche dans des boîtes à rythmes plus anciennes remises au goût du jour au début du millénaire. C’est un constant brouillage de pistes. Jusque dans la liste des titres où on retrouve des remix, des versions alternatives, des autres, des fantômes, des revenants (“Tous des Karl II”, “Muted” qui est un “Mickey Mickey” effrayant). C’est plus qu’une esthétique ou un modus operandi, c’est une façon de voir et vivre le monde.
Si Interpol nous a toujours paru un peu vain dans son désir de reconstruction d’un son mythique et d’une ambiance consacrée, Les Lignes Droites surprend par sa liberté de ton qui va s’octroyer des dissonances dans les canons du genre, piochant dans les guitares blues sales, ou gonflées à la testostérone d’un métal qui n’ose dire son nom, ou aux guitares plus libres, finalement, d’un rock indé qui pioche dans toutes les époques, soit une palette de peintres élargie, salopant, brossant, peignant à larges pinceaux, griffonnant à même la toile avec des fusains, tout en cherchant et atteignant une unité de tons.
Côté texte, là encore on ne sait sur quel pied danser. Humour distancié, un soupçon de nihilisme, avec ces jeux un peu cliché dans la manière de chanter, de scander ses textes et de les noyer dans le mix pour forcer à tendre l’oreille ou simplement à les intégrer dans la matière et non à l’opposer à la musique : on voit que tout cela est réfléchi y compris, parfois, dans un certain abandon, un certain hédonisme très années 80. Outre la référence à Diabologum, Expérience, Programme et à ses maîtres d’œuvres, il y aussi quelque chose de très léger dans toute cette lourdeur. Poésie, langage et références scientifiques, philosophie ardue (Karl Popper) mais aussi des facilités qui prouvent qu’on est bien aussi dans de la pop, c’est-à-dire quelque chose d’immédiat, d’instinctif et de viscéral, pas dans une brillante dissertation.
On voyait des singes avec des battes qui déboulaient de partout et tabassaient tout ce qui passe (Programme), Les Lignes Droites déclarent : « On voit des nains, des singes, des baleines et des Mickey, Mickey, Mickey… »
Dans ces visions apocalyptiques, « crises de co-glossolalie », on verra donc se confirmer la filiation Programme mais aussi Suicide (le titre “Dachau, Disney, Disco” sur « American Supreme » pour ne pas le citer).
Un bel album qui frappe fort, qui cherche l’écoute attentive au-delà du mur du son. On pourrait émettre une petite réserve sur les textes qui, selon mon goût du moins, gagneraient à choisir entre abstraction et propositions intimes mais ce n’est pas dérangeant tant on prend cet album comme on a l’habitude de prendre ceux des Anglo-Saxons : tout d’un bloc.
Avec l’aide de Johanna D. qui a tellement souffert pendant Calamari Union.
“Karl” est sorti le 28 janvier 2022 chez Velours.