A-HA – Analogue
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Avec le magnifique "Lifelines" en 2002, le trio norvégien avait su définitivement capter le ‘rosebud’ enfoui du sublime pop. Ils y étaient parvenus, à force d’un travail patient et presque secret, un travail de l’ombre enseveli sous les décombres de la hype, entre ruptures et albums solos, choix stratégiques ratés et disques sacrifiés. L’archétype du groupe maudit en somme : de (vraiment) grands compositeurs, des chansons souvent magnifiques, des arrangements parfois très avant-gardistes pour l’époque ("Scoundrel Days" en 86), et, à cause de quelques erreurs fatales de managers couards et de producteurs ignares, des disques qui restent dans les bacs des poubelles de la pop.
Mais il y a eu "Lifelines" en 2002 et l’immense choc tectonique a enfin eu lieu un peu partout : non, A-ha n’était pas seulement un joli groupe de minets proprets sur eux mais un très grand groupe de pop de chambre, racé, mélancolique, éminemment moderne, arrivé surtout à une stupéfiante maturité. Et ce nouvel album n’est qu’une simple confirmation de ce que nous savons depuis. Le premier single, le tourneboulant "Celice", aurait dû nous mettre sur la voie, chanson S.M. (le titre renvoie au cilice, l’instrument de pénitence), aux guitares aériennes, mélancoliques et au rythme entêtant : une synthèse brillante de l’art musical du groupe. Mais il ne s’agit pas ici d’un nouveau revival eighties. On a, pour la première fois de l’histoire du groupe, un album sans schizophrénie véritable dans les arrangements, un album fait avec de vraies guitares acoustiques, de vraies pianos, un véritable orchestre de chambre, des envolées de chœurs tout à fait palpables, sans programmation, et qui ne cherche ni le moderne pour le moderne, ni le vintage pour faire hype. Juste un son de chambre pop parfait, majoritairement acoustique, qui éblouit par sa justesse de ton et de propos et son prolixe travail d’ornementation, qui pourrait bien faire pâlir les autres chantres de la mélancolie bleue (Kings of Convenience en tête). La principale influence du disque, et cela se sent derechef dans les arrangements et les mélodies vocales, ce sont les Beatles. Sur-moi encombrant d’habitude, auquel les trois Norvégiens rendent un bien bel hommage sur (au moins) deux des chansons les plus importantes du disque : "Over The Treetops" et "Halfway Through The Tour" avec son final-ligne-de-fuite expérimental, nous renvoyant d’emblée au dernier tiers d’"Abbey Road". Morten Harket, le ténébreux chanteur, n’a jamais aussi bien chanté et il reste bien, avec ses envolées lyriques toutes personnelles, un des plus impressionnants chanteurs, voire crooners aussi, de la pop moderne. Comme sur la ballade-qui-tue "Cosy Prison" (et ses lyrics très Ballardien, avec cette phrase aussi clairvoyante que belle : "You’re paranoïd about the paranoïa"), véritable hymne incantatoire, ou encore "Birthright", véritable bijou pop magnifié par une voix tout en hauteur sensible, ou encore "Keeper Of The Flame", très beau morceau amer sur la fin du rock n’ roll, chantée en voix de tête et accompagnant une très belle ligne mélodique, vocale (avec son clin d’œil de break à Macca) et instrumentale. Bien sûr, on n’oublie pas les tubes, citons d’abord "Analogue", le morceau titre, avec son gimmick au piano à faire pâlir Coldplay, l’un des temps forts de l’album, ou encore "Don’t Do Me Any Favours", futur tube probable, un de mes titres préférés, qui représente très bien à mon avis le son et l’art musical du groupe at its best : mélancolie à tous les étages et mélodies vocales superbes, renforcées par des volutes atmosphériques d’un très beau spleen, d’autant qu’elle se chante, comme beaucoup des morceaux de ce disque, aisément sous la douche, c’est-à-dire avec autant de facilité que n’importe quel tube des Beatles, auquel, par son break, elle rend aussi hommage. La boucle est donc bouclée.
Mais hérésie suprême : ce groupe parvient même à nous montrer qu’on ne peut faire en 2005 un grand disque qu’avec les soi-disant petites chansons du disque, les faces B potentielles, les morceaux de fin d’album, dont tout le monde se fout mais qui sont, en fait, les véritables joyaux du disque. Ce ne sont pas les singles qui sont intéressants ou pertinents dans ce disque mais le détail, le strict détail, les chansons sur lesquelles on ne tripe d’abord pas, mais qui se révèlent être, au fond, les plus impressionnantes. Et puis il y a ces détails de productions auxquels on ne fait pas attention, ceux qui ne peuvent se voir qu’après une écoute longue, patiente et attentive : telle ligne vocale, tel artéfact de production, d’arrangement, de son, tel instrument, telle atmosphère, telles ritournelles minuscules, telles ritournelles mineures qui en deviennnent donc majeures. Tout ce qui est en général relégué en fin d’écoute et qui n’a pas d’importance réelle : sur ce disque ce sont ces chansons-là et ce travail d’orfèvrerie pop qui donnent le ‘la’ de l’art musical de nos Fab 3. "Make it Soon" et son final shoegazing à fond les pédales, la tristesse Robert Smithienne de "White Dwarf" ou la somptueuse ballade toute nostalgique sur les étés définitivement perdus de nos jeunesses "The Summers of Our Youth" qui clôt en beauté, par un poignant duo vocal, ce disque, qui est, de très loin, le plus beau et le plus abouti d’un groupe toujours aussi flamboyant, contemporain et étonnant. Cet album, qui en étonnera plus d’un, a changé ma vie, il peut changer la vôtre aussi.
Sylvain Courtoux
Celice
Don’t Do Me Any Favours
Cosy Prisons
Analogue
Birthright
Holy Ground
Over The Treetops
Halfway Through The Tour
A Fine Blue Line
Keeper of The Flame
Make It Soon
White Dwarf
The Summers of Our Youth