CAMERA OBSCURA – My Maudlin Career
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A considérer les trois premiers albums de Camera Obscura, il est aisé de leur accoler nombre de qualificatifs. "Heureux", "resplendissant", "dansant" n’en font pas partie. Si, musicalement, la formation écossaise peut sembler enjouée, notamment à cause d’un peloton de titres uptempo, elle s’est toujours affirmée en chantant les amours perdues, les innombrables déceptions qui en découlent, les opportunités manquées, et leur carrière pourrait servir de guide de survie pour coeurs brisés. Le quatrième disque du groupe, "My Maudlin Career" est leur plus sublime et, il n’y a pas de hasard, leur plus sombre. Toutes les chansons abordent les mêmes thèmes, mais musicalement, elles s’aventurent enfin en eaux profondes pour ne plus remonter. L’album s’ouvre avec l’impeccable "French Navy", qui devrait vite remplacer "Lloyd… " en tant que chanson la plus catchy de leur discographie. "French Navy" parvient à capturer la mélancolie des girl groups des années 60 d’une manière authentiquement renversante, à tel point qu’on jurerait entendre un un ancien joyau de Phil Spector. "The Sweetest Thing" propose des harmonies que ne renierait sans doute pas Brian Wilson et se développe sous les bons auspices d’une mélodie surf-guitar à laquelle Camera Obscura nous a certes déjà habitués par le passé, mais d’une ampleur mélodique qu’ils n’avaient jusque-là que touchée du doigt. Pour ne citer que ces deux premiers titres en exemples, il saute aux oreilles que le groupe s’est amélioré dans tous les domaines. L’écriture et les arrangements des cordes s’avèrent absolument époustouflants, à mille coudées au-dessus de la moyenne, le disque, du début à la fin, est produit à la perfection, ciselé avec une grande sûreté de goût et se révèle d’une limpidité intimidante malgré la variété de tons et d’atmosphères qu’il contient.
Pour tout critique un brin solennel, les textes de Tracyanne Campbell sont un bonheur à analyser. Elle a toujours ce don pour contrebalancer ses innombrables accès de sentimentalité avec un sens du sarcasme tellement développé qu’il vire parfois au cynisme, comme dans la chanson-titre où le personnage principal tente, semble-t-il, de consoler un amant en lui affirmant que "sa peine est gigantesque, mais pas autant son ego", et qu’il s’en remettra donc sans difficulté. La narratrice comprend qu’elle a affaire à un amant incapable d’empathie et qui, quels que soient les sentiments développés entre eux, ne la mènera qu’à la détresse morale. Cruauté et vérité sont des mots allant bien ensemble. Le narrateur-type de l’album dans son ensemble est ainsi une sorte de romantique aussi lucide que naïf selon les moments, naturellement enclin aux plus profondes sensations, recherchant la beauté partout où elle peut se dissimuler, qui se fait battre à froid par le décalage foudroyant entre la réalité et ses fantasmes, et rêvant par conséquent d’être détaché de ces noeuds d’attentes et de désirs frustrés. Semblant toujours sur le point de vouloir abandonner définitivement ce regard chimérique porté sur les relations amoureuses, se rendant compte qu’un tel caractère peut se révéler extrêmement dangereux, voire autodestructeur, le narrateur ne peut cependant jamais aller au bout de sa logique sous peine de voir son univers mental s’effondrer Les différents narrateurs croient sincèrement en la chaleur, la vérité, la noblesse des sentiments, les authentiques connections que deux êtres peuvent éprouver l’un envers l’autre, mais utilisent sans arrêt le dédain et la dérision pour se protéger de la froide matérialité des relations humaines qu’ils constatent à longueur d’expériences. D’où cette intense contradiction intérieure que l’on ressent tout au long du disque, véritable ressort tragique de "My Maudlin Career".
Le chant de Tracyanne demeure toujours aussi fragile, presque infantile à certains moments, mais s’avère incomparablement plus souple et démonstratif, lui permettant d’élargir sa palette jusqu’à flirter avec certaines intonations soul ("Sweetest Thing") ou country ("Forests & Sands"). On trouve comme dans tout disque de Camera Obscura de nombreuses mélodies serrant le coeur de l’auditeur avant de l’écraser comme une noix, mais développées avec davantage de complexité et accompagnées d’instrumentations discrètes et adéquates. Pour peu que vous soyez facilement émotif, le chant a le pouvoir de vous enchanter et de vous détruire simultanément ("You Told a Lie"), de vous plonger dans une abîme de tristesse (James) , et de vous faire venir les larmes aux yeux en un clin d’oeil à la faveur d’une section de cordes d’une beauté spectaculaire, d’un refrain céleste ou d’un pont majestueux (celui de l’immense "Careless Love" est particulièrement redoutable).
Que la narratrice se sente trahie, choyée, manipulée, désirée, délaissée, séduite, à tort ou à raison, elle se retrouve fréquemment en position délicate, réagissant aux situations d’adultes avec un coeur d’adolescente idéaliste, sachant par avance que le temps n’altérera rien à la manière dont elle ressent le monde, que son caractère l’expose à des souffrances démesurées – et qu’en vérité elle n’en changerait pour rien au monde. Idem : je ne changerais aucune note de cet album pour toutes les princesses d’orient, quand bien même une minute de son charme donnerait presque envie de se couper délicatement les poignets en écoutant un bon vieux Smiths. Disque de l’année ?
Julian Flacelière
A lire également, sur Camera Obscura :
l’interview (2009)
l’interview (2006)
la chronique de « Underachievers Please Try Harder » (2003)
la chronique de « Biggest Bluest Hi-fi » (2002)
French Navy
The Sweetest Thing
You Told a Lie
Away With Murder
Swans
James
Careless Love
My Maudlin Career
Forests & Sands
Other Towns & Cities
Honey In The Sun