A HAWK AND A HACKSAW – Delivrance
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Les deux membres du groupe, Jeremy Barnes, ex-batteur de Neutral Milk Hotel, et la violoniste Heather Trost, ont passé les deux dernières années à traîner leurs guêtres en Europe de l’Est, notamment en Hongrie, avec le dessein d’apprendre toutes les nuances d’un délicat langage musical et comprendre, intimement, ce pays au tempérament fort particulier. La Hongrie a beau se situer à une journée de train de Paris, y mettre les pieds nécessite une préparation psychologique à la mesure de ses contrastes internes. J’ai pu m’en aperçevoir lors d’un voyage entrepris en 2002 autour de Budapest, dans une famille de la classe moyenne hongroise. Les gares désertes, les militaires armés de Kalachnikov vous réveillant à l’aube de vos couchettes, les routes éclatées, les décombres d’anciens immeubles côtoyant des bâtiments avant-gardistes, les bus rouillés aux sièges de bois, tout concourt à vous étouffer et vous happer jusqu’à l’étourdissement. J’imagine donc à peine à quel point ces Américains originaires du Nouveau Mexique durent se sentir désorientés.
Toutefois, le résultat est extrêmement positif, A Hawk & A Hacksaw étant parvenu à réaliser leur meilleur album à ce jour. "Delivrance" est un palpitant voyage instrumental, placé sous les bons auspices des obscures et enfumées salles de bals de Budapest, presque toutes disparues aujourd’hui, mais que j’ai eu la chance de connaître alors. Il faut s’imaginer des scènes étroites et basses de plafonds, aménagées à la limite de la clandestinité dans des sous-sols humides, où un public hétéroclite d’hommes d’affaires esseulés, d’étudiants aux beaux arts, d’Hongrois solitaires, de vagabonds de passage côtoient des entremetteuses, des prostituées aux plastiques irréprochables, des journalistes, des écrivains, dans une ambiance de cabaret berlinois des années trente, où se jouent d’étranges spectacles chaotiques mêlant théâtre, happening sauvage, exposition picturale, rock & roll et musique traditionnelle. On retrouve aussi sur le disque l’influence des cuivres de la Fanfare Ciocarla, le fameux groupe manouche roumain, de la reine du chant gipsy, et de Romica Puceanu, morte en 1996 dans un accident de voiture. Le duo réussit heureusement à éviter un des chausse-trappes de la musique des Balkans (citons ceux de Ciocarlia, émouvants et rapidement lassants) : la répétivité.
Pour enregistrer "Delivrance", AHAAH a enrôlé un certain nombre de musiciens réputés du circuit de Budapest. Nommons le virtose du cymbalum, instrument chéri en Hongrie, Kalman Balogh, dont la participation à la seconde piste, "Kertesz" (référence à l’écrivain ou au photographe ?), est absolument époustouflante de souplesse et de technicité – la vitesse à laquelle les notes sont jouées est à couper le souffle, d’autant que Balogh maintient toujours l’expressivité de l’instrument au juste niveau. Le trompettiste et violoniste Ferenc Kovacs, ainsi que son ami Bela Agoston, membre du groupe hip-hop Zuboly, apportent une tonalité plus jazz à certains morceaux. Notons aussi la présence de l’anglais Chris Hladowski, un des plus grands joueurs de bouzouki au monde.
"Delivrance" n’est un pastiche ni de Beirut ni de Gogol Bordello, et, avant tout, ne se révèle absolument pas un brouillon plagiat de la musique balkanique. Il s’agit d’un remarquable mélange entre différents styles de musiques traditionnelles est-européennes, dans lequel on ne remarque que très superficiellement des traces de la folk et de la pop anglo-saxonnes. De même, AHAAH nous fait grâce des sempiternels clichés sur les musiques festives qui seraient propres à la région. N’importe quel touriste s’y baladant rencontrera une foule d’orchestres au son mélancolique, aux compositions quelque peu sinistres et au climat douloureux, et le duo s’est certaiment inspiré de ces formations souvent itinérantes pour composer les sublimes "Lassu" et "Vasalisa". Cette dernière, débutant avec une magnifique mélodie à la clarinette basse, se transfigure de façon totalement imprévue en une trépidante valse, renversant totalement le sombre registre émotif du préambule. Malheureusement, les deux chansons dans lequelles Barnes chante se révèlent vaines, sa voix ne collant pas vraiment à la fastueuse instrumentation de "Kertesz" et et "I Am Not a Gambling Man". Toujours est-il que manquer l’opportunité de découvrir le nouveau disque d’AHAAH serait dommage, tant le groupe réussit à capturer la magie d’une musique avec authenticité, audace et style.
Julian Flacelière
A lire également, sur A Hawk and a Hacksaw :
la chronique de « The Way The Wind Blows » (2006)
Foni Tu Argile
Kertesz
The Man Who Sold His Beard
Hummingbirds
Raggle Taggle
I Am Not a Gambling Man
Tyrkiye
Zbiciu
Vasalisa Carries a Flaming Skull Through the Forest
Lassu