Il y a dans les romans de Sébastien Berlendis quelque chose qui tient d’une intense mélancolie face au délabrement du monde et à l’incertitude – voire la disparition – du sentiment amoureux. Par ailleurs philosophe de formation et photographe, l’écrivain lyonnais ne cite jamais de chansons aimées dans ses livres – au contraire d’un Tristan Garcia ou un Thomas B. Reverdy –, mais nul doute que certaines d’entre elles ont durablement imprégné son regard et sa pensée, au même titre que certaines œuvres cinématographiques cachées qu’il évoque parfois, ou bien la géographie de l’Italie, qui, d’une manière singulière, offre, dans plusieurs de ses textes, une source inépuisable de paysages traversés, et là où se trouve aussi une part de ses origines.
Fan de rock, Sébastien l’est aussi. Et il n’est pas rare, par exemple au détour d’une page de “Retour à Palerme”, d’imaginer les musiques des Tindersticks ou celles de Red House Painters, qui lui sont chères, résonner dans le palais vide où son narrateur ranime la présence de l’être aimé, par l’évocation sensible d’objets et de souvenirs. Une oscillation entre le passé et le présent, qui met toujours en tension les narrations de ses romans, et que l’on retrouve aussi dans certains paysages rock, sans nul doute. Et beaucoup d’images, entre l’assouvissement du désir et sa disparition dans le présent.
Aussi, il est possible d’imaginer ces musiques du présent comme celles du passé – car l’adolescence des jeunes gens d’aujourd’hui rejoint toujours celle de ses lecteurs – prolonger la lecture des “Saisons adolescentes” sorti en mars 2020, alors que celles-ci ne sont, dans les 35 récits courts de l’ensemble, qu’implicitement évoquées, par exemple au lever du jour, après une nuit de fête où les corps se sont frôlés, et, sans doute, abandonnés à l’ivresse. “Quel était le nom de ce groupe dont la musique avait pour moi le goût de l’inédit. Avec mes amis nous formons une rangée, collés à l’estrade, à la moiteur des tee-shirts. Je m’abandonne à la lourdeur du son, le corps vibre et s’envole, la tête part en arrière.” Un rêve passe.
Le rythme, la scansion, au cœur de l’écriture de Sébastien Berlendis – qui dit lire longuement à haute voix ses textes en cours d’élaboration – ne sont pas sans évoquer la langueur assumée de certaines composition des groupes de rock qui l’ont fortement marqué, notamment ceux du début des années 90, que l’on qualifiait de slowcore.
Pour POPnews, Sébastien Berlendis revient sur son rapport à la musique, et sa proximité amicale avec d’autres artistes lyonnais : Fabio Viscogliosi qui partage depuis toujours le même éditeur (et est par ailleurs musicien et plasticien émérite, soutenu par POPnews au moment de la sortie de “Rococo” fin 2019) et Jean-Sébastien Nouveau, du groupe Les Marquises. Le romancier nous dévoile également quelques informations au sujet de son prochain texte, et partage avec nous quelques-unes des chansons qui ont balisé son parcours, comme un début de playlist au parfum d’adolescence. Une manière toute littéraire d’éprouver la musique, qui n’appartient qu’à lui.
Tu es un passionné de musique mais si celle-ci est évoquée, elle reste à l’arrière-plan dans tes romans. Tu as fait le choix de jamais citer directement ni artistes ni chansons, peux-tu nous l’expliquer ?
Il y a dans chacun de mes livres des scènes de danse, des scènes de fête, et à ce moment- là, j’ai des musiques précises en tête. Jusqu’à présent, je n’ai jamais cité l’artiste ou la chanson en question. C’est bien sûr volontaire, je veux laisser la lectrice ou le lecteur imaginer, deviner peut être. J’aime assez peu les proses très référencées, les textes qui étouffent le fil d’une narration de noms de peintres, d’écrivains, de films etc… Néanmoins, dans le prochain texte, “Lugomare” est son titre, de nombreux morceaux musicaux accompagnent la balade italienne du narrateur, et cette fois le nom des morceaux en question apparaitra… mais à la fin du livre.
Tu as pu monter des lectures musicales avec Fabio Viscogliosi, c’est aussi une autre manière de rapprocher des textes de la musique ? Que t’apporte ce type de projet ?
Deux de mes textes ont en effet été mis en musique. “Une dernière fois la nuit”, par Jean-Sébastien Nouveau (qui est le leader du groupe Les Marquises), “Revenir à Palerme” par Fabio Viscogliosi. “Une dernière fois la nuit” est très fragmenté, et c’est Jean-Sébastien qui a souligné le premier son rythme très musical. Il m’a alors proposé une mise en musique. Les lectures musicales que je fais avec l’un ou avec l’autre sont assez semblables. Nous faisons alterner des plages de lecture et des plages de musique. Les deux ne se rencontrent pas ou très rarement, lorsque Fabio improvise et pose des arpèges de guitare sur ma voix. Il m’a semblé nécessaire que ces deux plages existent seules. La musique apporte alors une autre tonalité, fait entendre le texte différemment. Je me souviens par exemple que pour “Une dernière fois la nuit”, nous avions redécoupé le texte et choisi uniquement des fragments sombres. La musique de Jean-Sébastien, quant à elle, était plus douce et aérienne. Je me souviens enfin que lorsqu’il avait fallu décider de la durée de la lecture musicale, nous étions d’accord avec Fabio (et de façon certaine) sur le fait qu’elle ne devait pas excéder 37 ou 38 minutes, la durée parfaite d’un disque de pop.
Les choix musicaux de Sébastien Berlendis :
The Cure : “Lullaby”
« Comme chaque année, je passe la moitié de l’été dans un camping varois, au bord de la mer, avec mes grands parents paternels d’abord, et mes parents ensuite. L’été, je ne peux pas m’imaginer ailleurs que dans cette pinède, avec mes cousins, mes tantes, mes grands-oncles, ma sœur. Je retrouve aussi ma bande, celles et ceux qui comme moi reviennent chaque mois de juillet. Cet été-là, nous avons treize, quatorze ans, nos journées suivent le rythme et le chemin de la troisième plage, celle où résistent quelques pins. Il y a là Gilles, le groupe des Hollandais, mon amoureuse de l’été, les grands-parents. La nuit, nous avons, malgré notre jeune âge, la permission de minuit, nous avons le droit de traverser la grande pinède qui borde le camp, noire, dense, elle est pour beaucoup l’espace des premiers baisers. Nous pouvons encore faire des feux sur la plage de Miramar ou danser dans le petit port de la station. Nous attendons ces nuits de fête, et dès la fin du jour, l’impatience gagne nos esprits. Nous aimons danser sur les tubes sucrés ou commerciaux, nous reprenons en chœur leurs refrains. Les plus âgés attendent la fin de la soirée lorsque le disc-jockey choisit ses morceaux préférés, nous fait entendre de la musique pas comme les autres. C’est aussi le moment préféré de Gilles que tout le monde imagine être mon grand frère – des origines communes, une même blondeur, un même amour pour le tennis. Lorsque le morceau qu’il attend arrive, je le vois fermer les yeux, bouger de façon imperceptible. J’entends une musique étrange, inédite, une voix androgyne qu’une certaine grandiloquence n’effraie pas, un rythme lent, une musique d’hiver qui me plonge dans l’introspection. Gilles m’explique le sens de cette berceuse, je comprends quelques images, il est question d’obscurité, de tremblement, d’avancée calme, Gilles me parle d’amour, de dévoration amoureuse et les filles se rapprochent de lui. Est-ce que les filles aiment les garçons sensibles qui aiment la pop anglaise ? »
The Smiths : “There Is a Light that Never Goes Out”
« Les Cure accompagneront mon adolescence mais de manière moins forte qu’un autre groupe anglais. Je découvre les Smiths pendant mon année de première grâce à un garçon, Emmanuel, qui porte, la première fois que le vois, un T-shirt à l’effigie de son groupe préféré. C’est un garçon à part, comme on dit, davantage épris de poésie que de sport collectif. C’est lui qui me fait entrer dans cet amour de la pop anglaise, qui m’incite à écouter chaque soir une émission de radio, celle de Bernard Lenoir qui programme cette musique pas comme les autres. Les Smiths, en tant que groupe, n’existent plus depuis de nombreuses années; pourtant leur musique me paraît actuelle, elle est en phase avec mon adolescence, et cette mélancolie inexplicable qui nait en moi dans ces années de lycée. Il y a cette voix d’abord, à l’accent parfait, cette voix elle aussi un peu déclamatoire et lyrique qui me fera dire à mon professeur d’anglais plus tard “je veux être Morrissey”. Il y a le son à la fois clair, aérien et nerveux de la guitare de Johnny Marr. Et les pochettes des disques toutes plus belles les unes que les autres, Alain Delon allongé dans le film d’Alain Cavalier… Et les paroles enfin qui ouvrent la chanson et lancent un appel vers la nuit, la musique, la jeunesse et la vie ; tout est en place pour que l’identification opère. »
Dominique A : “L’un dans l’autre”
« C’est pendant cette même année de première que j’entends, pour la première fois, la voix, au départ peu assurée, de Dominique A. Je ne me souviens plus pourquoi je me retrouve un soir de semaine dans la chambre de mon amoureuse de lycée. L’émission de Bernard Lenoir est diffusée je crois à 21 h, à une heure où je dois être chez moi. La chambre est au rez-de-chaussée, elle n’est pas grande, des photographies en noir et blanc, des reproductions de tableaux au mur. Mon amoureuse a trois grandes sœurs, elle m’impressionne, et j’ai plaisir à être impressionné par les filles, par les intellos, comme on les nomme au lycée ; elle n’a pas les goûts de son âge, elle aime Woody Allen et Barbara. Et c’est le nom de la chanteuse qui nous vient d’abord à l’esprit quand nous entendons pour la première fois la voix de Dominique A. Je sais qu’on lui rappellera plusieurs fois cette proximité, puis cela cessera. Plus tard, j’aurai la chance de le rencontrer car nous aurons pendant un temps la même éditrice (l’écrivaine Brigitte Giraud). Je lui parlerai de la découverte de son premier disque, je lui dirai de façon un peu grandiloquente et surtout mensongère qu’il a sauvé mon adolescence – elle n’avait pourtant pas à être sauvée. Après l’album “Remué”, je me suis éloigné de Dominique A, mais comme il l’écrit lui-même, tout ça me revient et reprend sa place. »
Belle and Sebastian : “Another Sunny Day”
« C’est un soir de juillet 2018 dans le théâtre antique de Fourvière à Lyon, je suis collé à la scène, l’excitation de voir le groupe de Stuart Murdoch me renvoie à mes années d’étudiant, aux premiers disques de Belle and Sebastian, à l’album à la pochette rouge “If You’re Feeling Sinister” que j’ai écouté des centaines de fois sans jamais me lasser. Même si je ne reconnais pas la voix de Stuart, la peau frissonne et le sourire éclate. Deux filles à la blondeur peroxydée et un garçon sensible m’entourent, ils doivent avoir vingt ans, pas beaucoup plus, ils connaissent toutes les chansons par cœur. L’émotion grimpe en flèche lorsque Stuart s’approche du petit groupe que nous formons. Il a repéré les deux filles, il semble chanter pour elles cet “Another Day in June”, qui relate, sur un mode impressionniste, la rencontre avec son amoureuse, cette chanson à la mélancolie solaire – pour emprunter l’expression qui revient souvent lorsqu’il s’agit de qualifier mes livres ou mon écriture. Au début du mois de mars de cette année, je ferai écouter à Nolhan quelques titres du groupe écossais. Nolhan est un de mes élèves, nous échangeons des listes de disques, il aime comme moi tout ce qui vient d’Angleterre, mais préfère les musiques plus abrasives. Aussi, je serai ému lorsque je lirai que son amour pour l’album rouge est devenu adoration. »
The Durutti Column, “Sketch for Summer”
L’amour des Smiths m’a conduit à m’intéresser à la ville de Manchester et à ses multiples groupes signés sur le label Factory Records. Je me souviens d’avoir acheté, lorsque j’étais adolescent, un coffret, élégant et imposant dans sa sobriété blanche, qui rassemblait en quatre disques tout ce qui existait dans cette ville du Nord. Je m’étais pris de passion, comme tout adolescent aimant ou jouant le romantisme noir, pour Joy Division. Aujourd’hui, c’est la virtuosité discrète de Vini Reilly qui me bouleverse. J’aime ses arpèges de guitare qui produisent un son flottant et aquatique – je ne sais pas comment le qualifier autrement, j’aime sa voix lointaine lorsqu’il chante – et Vini chante rarement –, les fantômes qu’elle convoque. La solitude et la grande fragilité de cet homme en fin de vie ne peuvent manquer de m’émouvoir. Enfin, lorsque je dois parler de mes livres, il m’arrive souvent de dire que j’écris des fragments d’été; et je rêverais que ces fragments sonnent comme la musique de Vini Reilly : gracieuse, légère et pourtant incarnée.
Les quatre premiers romans de Sébastien Berlendis ont été publiés aux éditions Stock, “Les Saisons adolescentes” chez Actes Sud en mars 2020
Photo : Lou Dahlab