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Disques

Tori Kudo – Studio Village Hototoguis 2007-2022

Le label français Bruit Direct publie un album compilation de titres apparus épars sur le Bandcamp de Tori Kudo et qui permet d’éviter la noyade. Tori et la famille de Tsuru Mitsumune kudosent de concert sur titres anciens et nouveaux dans le confort d’un studio. Ces sessions régulières forment un tout cohérent (et bien enregistré). Un album à la fois cocon et bordélique, pop et improvisé, jazz et classique.

Finalement, Tori Kudo et Jim O’Rourke ont beaucoup en commun. Principalement, une vie de musiciens acharnés, attachés à une pratique créative ultra régulière totalement en dehors des habitudes induites du music business : écriture-enregistrement-sortie d’album-tournée. Tori Kudo et Jim O’Rourke investissent un studio et avec l’aide de la structure Bandcamp, enchaînent les enregistrements comme autant de bouteilles à la mer ou plutôt de pages musicales d’un journal intime et sensible. Quelquefois un agrégat se forme, propulsé par le désir d’un label et un « album », la forme achevée et magistrale d’un système aujourd’hui dépassé, arrive sur nos étagères. Nous  y sommes encore attachés, tout comme visiblement nos deux artistes prolifiques.

Pour plus de poésie, laissons la parole à Tori Kudo :

« Matsuyama in Ehime is the birthplace of haiku, and to this day, haiku submission boxes are placed around town. Young people gather in a haiku society-like manner. In other words, they observe and contemplate well, but their approach is generally instant, casual, and somewhat careless. There is a local disposition here, which they call « yomoda » in the dialect—a blend of humor and sadness. It’s as if they pretend to agree to demands in a laid-back way, all while delaying the big decision. It’s a matter related to the moment and ethics.

Near the famous Dogo Onsen is Studio Village Hototogisu, named after the magazine Hototogisu started by Masaoka Shiki, the father of haiku. The studio was once a large psychiatric hospital, which Mr. Tsuru, the owner, completely remodeled, turning the third floor into his music studio. Tsuru-san is both a psychiatrist and an avid enthusiast of classic rock. He’s a broad-minded adult who also accepts my type of music. About once or twice a month, I randomly select an instrument or device from his vast collection, gathers whoever happens to be around, usually his family, and in about two hours, we record and mix a piece. This album is a compilation of those recordings. The album cover is designed after Matsuyama’s specialty confection, « Ichiroku Tart. »

From around the time of the pandemic, I started layering his dobro guitar or mandolin over my tracks on purpose. The mainstream and the fringe—once opposing camps—merged after this pandemic, a convergence in rock history that’s etched on side D of this album, reflecting the current global situation.
Could a society of free-verse haiku poets sharing both love and resentment for Matsuyama be possible? It’s a question that touches on the future course of nationalism. »

(Crédits du disque)

« Matsuyama, dans la province d’Ehime, est le berceau du haïku, et aujourd’hui encore, des boîtes à haïkus sont disposées un peu partout en ville. Les jeunes se rassemblent à la manière d’une société de haïkus. Autrement dit, ils observent et méditent attentivement, mais leur approche est généralement instantanée, décontractée et quelque peu insouciante. Il règne ici un état d’esprit local, qu’ils appellent « yomoda » en dialecte – un mélange d’humour et de tristesse. On dirait qu’ils font semblant d’accepter les demandes avec désinvolture, tout en retardant la décision importante. C’est une question d’instant présent et d’éthique.

Près du célèbre Dogo Onsen se trouve le Studio Village Hototogisu, nommé d’après le magazine Hototogisu fondé par Masaoka Shiki, le père du haïku. Le studio était autrefois un grand hôpital psychiatrique, que M. Tsuru, le propriétaire, a entièrement rénové, transformant le troisième étage en studio de musique. Tsuru-san est à la fois psychiatre et passionné de rock classique. C’est un adulte ouvert d’esprit qui accepte également mon style de musique. Environ une ou deux fois par mois, je choisis au hasard un instrument ou un appareil dans sa vaste collection, je réunis les personnes présentes, généralement sa famille, et en deux heures environ, nous enregistrons et mixons un morceau. Cet album est une compilation de ces enregistrements. La pochette est inspirée de la spécialité de Matsuyama, la « tarte Ichiroku ».

À partir de la pandémie, j’ai volontairement superposé sa guitare dobro ou sa mandoline sur mes morceaux. Le mainstream et la marge – autrefois opposés – ont fusionné après cette pandémie, une convergence dans l’histoire du rock gravée sur la face D de cet album, reflétant la situation mondiale actuelle.
Une société de poètes de haïkus en vers libres partageant à la fois amour et ressentiment pour Matsuyama serait-elle possible ? C’est une question qui touche à l’avenir du nationalisme. »

Le lieu, comme point de départ et de réunion (le cadre et/ou la toile). Le personnel, soit l’artiste et la famille du propriétaire du studio, voire ceux qui passaient par là, comme les corps par lesquels passent la musique. Les compositions, des idées, des points de départ qui ne sont qu’une partie de la musique et qui émergent, en partie, dans un hic et nunc de l’enregistrement ou de la performance.  D’où cette façon bien particulière qu’a Tori Kudo d’envisager les chansons comme des moments. On retrouve ça aussi (pour les popeux qui fronceraient les sourcils) chez un Jonathan Richman, qui ne considère pas ses enregistrements de morceaux comme définitifs.

Donc on retrouve sur ”Studio Village Hototoguis 2007-2022” des chansons connues ailleurs, comme Machination in our days sur ”C’est la dernière chanson” de Maher Shalal Hash Baz ou “Lickin’ up the dust” sur l’album éponyme (2007) de Reiko et Tori Kudo. Celles-ci s’appréhenderont dans la continuité de leurs enregistrement précédents. Madeleine de Proust : même recette mais pas dans la même cuisine, avec improvisation sur les ingrédients. Donc toujours une impression de familiarité et d’étrangeté.

Idem pour les reprises qui jouent sur les mêmes impressions mais pour le tout-venant. Toujours Bolan (Light of Love, à la Herman Düne de “Mas Cambios” !), tout en percu lumineuses, toujours Dylan I’ll Keep It With Mine) et Donovan River Song), des standards du début XXe (Some of These Days). La pop dans ce qu’elle a de plus universel (dans le champ occidental). Mais on sait que Tori voit plus large et inclut la musique populaire dans toutes ces époques. D’où What If I Never Speede de John Dowland, nouvelle transformation d’un punk… élisabéthain !

Ou encore À la musique (An die Musik) de Schubert, scie romantique bien connue des jeunes pianistes, ici chantée et jouée par un Tori germanisant et vocalisant de manière hasardeuse mais vraiment touchante.

On est heureux de retrouver Les Barricades mystérieuses de Couperin, titre apparu fut un temps sur un CD-R vendu du producteur au consommateur par Yamabato Design Collective : entrelacs non plus de clavecin mais de guitares twang et basses lourdes. Magie du studio…

On trouve aussi, dans ce prolongement, Beethoven symphonie n°7 2e mouvement, qui rappellera les variations de Hong Sang-soo dans deux films miroirs (Woman on the Beach, film sur un réalisateur qui écrit un film devant inclure ce mouvement, et Night And Day, film suivant, dont c’est effectivement la bande-son), ici tout en guitares et claviers rêveurs.

Enfin, il y a aussi les hommages à la pop et aux poètes japonais, comme Ai ai gomteira d’Akira Ifukube, reprises reparaissantes comme celles de Bolan ou de Dylan…

On apprécie aussi la science du titre, à la Chevalier de Rinchy : Une femme qui travaillait comme gérante chez McDonald’s, L’air des sans-le-sou (titres a capella multipistes), Un toutou mémorable (qu’on croirait piqué chez Linus Vand der Wolken) ou le mémorable Je suis enfin à court d’argent.

Il y a aussi les hommages. On sait que Tori aime écrire des titres pour ses amis (cf. Tenniscoats ou McCloud sur “C’est la dernière chanson”). Ici c’est Jaki, pour Jaki Liebezeit, le batteur de Can décédé en 2017 : tout en basse et chant.

C’est dans l’ensemble un recueil plutôt préoccupé par un instrumentarium et des réalisations rock : efficacité de la mélodie, rythmique aisée (basse-batterie, assez traditionnelle), énergie de la voix et des guitares.

Alors qu’on pourrait s’attendre à se jeter sur les nouveaux titres comme, au hasard, Maison solennelle plate, funky et postpunk, on se prend, nous sommes totalement kudoïsés, à se laisser aller au déroulé de l’album, en s’immergeant dans ce qui est et ce qui fait Tori Kudo, ses influences, ses goûts, ses blues et mots du jour, captés par ceux qui étaient là à ce moment-là. Des gens qui sont encore en vie pourrait, à l’aveugle, être une reprise de Spinal Tap, de pop japonaise ou de song élisabéthaine : c’est une perle kudienne, pêchée au hasard, à la mode Godard.

On attend toujours, bloqués dans le système, un nouvel album magnifique, définitif, alors que Tori Kudo n’est pas (plus jamais ?) dans cette façon de produire. Prenons ce disque comme une capsule temporelle d’un lieu où la musique de Tori a nidifié pour un temps. Mais rien n’est définitif et le Kudo est mouvant.

Signalons d’ailleurs que, dans la grande tradition des compositeurs de musique graphique, comme Cornelius Cardew dont Kudo est un descendant (Treatise est une œuvre visuelle/partition que chacun devrait avoir dans ses étagères), des partitions originales agrémentent le tirage de tête du disque. Et une vidéo immortalise l’instant de création : on y voit une voiture (conduite par Tori ?) rouler sur des feuilles de papier à partition. Encore la magie de l’instant, la terre comme produit, le hasard et le « mécanisme » lié à l’écriture, l’idée et son lien plus ou moins lâche à l’écrit. Tout  y est. Avons-nous succombé ? Oui.

Pour la sortie du disque sur le label français Bruit Direct (qui nous a donné “Galakei”), une exposition de céramiques de Tori Kudo avait lieu en décembre dernier à Paris à la galerie 13. Il doit rester quelques objets, si vous êtes intéressés : veuillez contacter la galerie. Vous ne le regretterez pas.

Avec l’aide de Johanna D, buveuse invétérée de matcha dans des bols de la famille Kudo.

“Studio Village Hototoguis 2007-2022” est sorti en double LP et numérique chez Bruit Direct le 1er décembre 2024.


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