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Track by track – “Habitar la inmensidad” d’Icalma

Sous le nom d’Icalma se cache Philippe Boisier, musicien mais aussi réalisateur, de films et de documentaires. En 2023 et 2024, il signe la série documentaire « La Montaña Imaginaria », sur trois chapitres essentiels de l’histoire de l’alpinisme chilien, dont la bande originale constitue l’album « Habitar la immensidad ». Et le disque est bien nommé : ces onze titres distillent une musique finalement très visuelle, fait de longues plages dans lesquelles on prend plaisir à s’abandonner, refuges protégés de ce monde si tumultueux. Souvent atmosphériques avec une certaine économie d’instruments, parfois traversés de voix des populations indigènes, ces morceaux misent de subtiles textures, une épure magnifiquement dosée pour séduire : un choix judicieux, que nous éclaire avec précision Philippe Boisier.


L’hypothèse soulève un parallèle entre le développement de l’alpinisme au Chili et la présence de la cordillère des Andes dans la culture : de la poésie de Gabriela Mistral à la sculpture de Vicente Gajardo et Francisco Gazitúa. À la même époque, l’exposition « Nature observée : peinture et paysage » a eu lieu dans l’un des principaux espaces culturels du Chili, le Centre Culturel La Moneda. L’exposition a retracé la façon dont les peintres du XIXe siècle regardaient et interprétaient le paysage chilien et ses environs, où la cordillère des Andes apparaît comme un acteur incontournable pour définir cette âme chilienne.


Cet album se présente comme un carnet de voyage sonore à travers les paysages chiliens liés à la cordillère et à la Patagonie. En ce sens, les journaux du capitaine et naturaliste français Jules Dumont d’Urville, lors de son passage dans le détroit de Magellan en 1936, ont été une source d’inspiration directe pour construire cette image du bout du monde. La figure répétitive du piano navigue sur des objets sonores qui font penser au bruit de l’eau sur la coque du navire,  par une journée plus calme.


Une reconstruction sonore de la cordillère des Andes nous oblige à déterminer ses artefacts, ces éléments qui déterminent les actions humaines sur un territoire dominé par des paradoxes métaphysiques, comme le propose habituellement le philosophe contemporain de la verticalité, Etienne Klein. La rimaye, fissure située à l’extrémité supérieure d’un glacier qui apparaît lorsqu’il se met en mouvement et se sépare de la glace immobile de l’escarpement, est une figure rhétorique qui anticipe la mort, une zone dangereuse, souvent inévitable, et donc belle, qui révèle les mouvements de ce qui est supposé inerte.


Rugendas était un éminent peintre itinérant bavarois du XIXe siècle, qui a probablement laissé le plus grand témoignage pictural des jeunes républiques américanisées, de leurs paysages et de leurs habitants. Il arriva à Valparaiso en juillet 1834, au même moment que Charles Darwin. Il a voyagé et documenté les paysages chiliens et la société de l’époque. À la fin de 1837, il entreprend une expédition, avec son compatriote Robert Krausse, à la traversée toujours extrême de la cordillère des Andes, laissant une série de dessins, peintures à l’huile et aquarelles dans ce qui fut sans aucun doute son œuvre la plus dramatique. Ce morceau est un hommage à Rugendas. La texture sonore imite les coups de pinceau à l’huile du peintre.


La présence humaine dans les montagnes se traduit, tout d’abord, par des constructions durables telles que des sentiers, des “apachetas” et quelques ruines en pierre qui ont résisté au passage du temps. Cependant, la plupart des récits de montagne n’ont survécu que grâce au récit et à la mémoire. Cette figure symbolique –les empreintes– évoque le silence et l’éphémère, envisageant peut-être la présence des personnes qui ont peuplé ces paysages et qui ne sont plus là aujourd’hui. Le fond sonore qui accompagne une simple mélodie de piano évoque des cristaux de neige suspendus dans les arbres et les pierres après une chute de neige.


Cette œuvre du sculpteur Vicente Gajardo et de l’architecte Cazú Zegers fait partie d’un système de places rituelles qui mettent en valeur le territoire montagneux, en le reliant visuellement le Cerro El Plomo, une montagne sacrée de 5 424 m qui domine Santiago du Chili, où le sacrifice humain d’un enfant inca a été réalisé il y a plus de 500 ans. Le groupe sculptural a été réalisé de manière ancestrale par les pirquineros de Farellones. Ce lieu a été choisi comme décor initial de la série « La Montagne Imaginaire ». La musique incorpore une section de vent qui fait penser aux anneaux des Nibelungs de Wagner. 


Les trois chansons suivantes de l’album font référence au mont Aconcagua, le plus haut sommet d’Amérique, et thème central du 3ᵉ chapitre de la trilogie « La Montagne Imaginaire ». Cette montagne était considérée comme un gardien – ou « Apu » – par les peuples préhispaniques. Lieu de sacrifice, ses neiges et ses eaux ont inspiré à la poétesse Gabriela Mistral des vers utilisés dans les documentaires pour lesquels cette musique a été réalisée. C’est probablement la chanson la plus abstraite de l’album, et peut-être la plus dense en textures.


Dans le chapitre de la série intitulé « El Apu del Manto Blanco », un groupe d’alpinistes tentent la première ascension de l’Aconcagua à ski, durant l’hiver 1985, sponsorisés par le régime militaire de Pinochet. Le son de la flûte qui apparaît ici nous emmène inévitablement dans l’espace sonore de la cordillère des Andes.


Le « Paso del Guanaco » est la dernière étape obligatoire pour accéder au sommet de l’Aconcagua. Le col, au bout de la cheminée finale, surplombe le redoutable et vertical « parois sud », de plus de 3 mil mètres de hauteur. C’est le lieu où frappe le redoutable froid de l’Aconcagua, une zone dans laquelle habitent les fantômes de ceux qui ne sont pas revenus.


Il s’agit d’un curieux mélange entre dub et slow afrobeat remixé avec des sonorités andines psychédéliques, où apparaît une voix off lisant un extrait du livre « Le Mont Analogue ». L’œuvre de René Daumal de 1944 nous offre un récit de montagne avec une intéressante inclusion des thématiques scientifiques qui entouraient la société des années 1930 – relativité générale, réfraction, gravité — ainsi qu’une vision avancée de la fragilité des écosystèmes, présentant une sublime poétique montagnarde très applicable aux Andes.


Le morceau qui clôt l’album est dominé par un accord de guitare répétitif à la Velvet Underground, comme s’il s’agissait d’un écho dans une étendue visuelle infinie, comme peut l’être la Terre de Feu. Ce thème apparaît comme un hommage, justement, à la fin du monde : l’île Karukinka et les peuples qui l’ont peuplée. L’inclusion d’un extrait de la voix de la chamane Selknam Lola Kepja, enregistrée par l’anthropologue Ann Chapman dans les années soixante, nous place dans cet espace imaginaire libre du temps. Ici la proposition conceptuelle de l’album se consolide, dans ce voyage du représentatif au concret, dans cette nature lointaine et extrême qui a façonné ceux qui l’ont parcourue et habitée.


Retrouvez également l’entretien de Philippe Boisier avec le journaliste chilien Gonzalo Saavedra :

Merci à Philippe Boisier & Ugo Tanguy

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