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Disques

The Delines – Mr. Luck & Ms. Doom

Comme les précédents, le somptueux nouvel album des Delines nous raconte des histoires de laissés-pour-compte de l’Amérique sur une country soul élégante, d’un classicisme vibrant.

N’y allons pas par quatre chemins : The Delines est l’un des meilleurs groupes américains en activité.
Pas le plus connu, certes, mais jouissant d’une belle cote auprès de la critique un peu sérieuse depuis ses débuts, et suivi par un petit public plutôt amateur d’americana, notamment en Europe. Son quatrième album (ou sixième en comptant ceux publiés en édition limitée), “Mr. Luck & Ms. Doom”, qui sort ce 14 février – curieux titre pour une Saint-Valentin ! –, ne pourra a priori que conforter cette excellente réputation.

Formé en 2012, le quintette de Portland (Oregon) est emmené par la chanteuse Amy Boone et le guitariste Willy Vlautin, ex-leader de Richmond Fontaine – groupe phare de l’alternative country, actif de 1994 à 2016 – et par ailleurs romancier reconnu, qui décrivent leur musique comme de la country soul. Portées par de magnifiques arrangements de piano, cuivres et cordes, superbement produites par leur collaborateur régulier John Morgan Askew, leurs chansons au son lustré rappellent en effet les grandes heures de Charlie Rich, Al Green, Jimmy Webb, Candi Staton, Tony Joe White ou Bobbie Gentry dans les années 60-70 (on peut aller jusqu’au début de la décennie suivante avec Rickie Lee Jones, à qui on pense également parfois). Mais elles racontent aussi l’Amérique d’aujourd’hui à travers les textes de Vautlin, héritier de John Steinbeck et de Raymond Carver – ou de Bruce Springsteen, qu’on sait capable de faire jeu égal avec les meilleurs nouvellistes et romanciers.

Si ce nouvel album se veut un peu plus lumineux que les précédents (après un concert, la chanteuse aurait demandé à son guitariste de lui écrire au moins quelques chansons moins tragiques que d’habitude…), on y retrouvera des situations et des personnages typiques de l’œuvre déjà importante des Delines. Des histoires de couples à la dérive, d’hommes et (surtout) de femmes toujours sur le départ, entre deux motels, vers une nouvelle ville où la chance leur sourira peut-être enfin. Souvent junkies et/ou dealers, parfois avec des doigts en moins… Même quand les paroles sont à la troisième personne, on suppose que dans ces Lorraine, Nancy ou Maureen qui donnent leur prénom aux titres des chansons, Amy Boone met beaucoup d’elle. Leur fatigue de vivre et leurs fragiles espoirs s’expriment à travers sa voix, d’autant plus émouvante qu’elle se tient toujours à bonne distance du pathos. Musicalement, l’album alterne intelligemment entre des titres plutôt uptempo, souvent épicés de trompette (qui peuvent évoquer les Ecossais de Camera Obscura) et d’autres plus lents et dépouillés, voire quasiment funèbres comme “There’s Nothing Down the Highway” avec son piano en sourdine, ses échos lointains d’une guitare et sa batterie jouée aux balais.

Les textes très narratifs, au style concret et visuel, convoquent tout un imaginaire de cinéma, notamment des films dont l’héroïne est confrontée aux vicissitudes du quotidien, de “Wanda” à “Alice n’est plus ici” en passant par “Gas Food Lodging”. A propos du somptueux “The Haunting Thoughts”, digne des plus beaux moments des Tindersticks, Vautlin explique que la chanson « parle d’une femme qui ne peut se débarrasser de la peur que le monde dans lequel elle vit va s’effondrer. Elle voit tout ce désespoir autour d’elle dans les rues de Portland, et elle a peur que cela ne la rattrape aussi – qu’elle se retrouve à la rue. » On pourrait être tenté de faire de ce récit une lecture plus politique, à l’heure où toutes les valeurs de l’Amérique semblent elles aussi s’effondrer, sapées par une bande de bouffons hors de contrôle, suscitant l’effroi et l’incrédulité. En se disant que tant qu’il y aura des groupes comme The Delines, ce pays restera malgré tout capable du meilleur.


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