Le come-back inespéré de Camera Obscura fut sans doute l’un des plus émouvants de l’année. En 2015, la tragique disparition de la claviériste et chanteuse Carey Lander avait sonné le glas d’une carrière exemplaire démarrée près de vingt ans plus tôt. Mais leurs fans fidèles, en Europe, aux Etats-Unis et ailleurs, ne les avaient pas oubliés. L’enthousiasme suscité par quelques concerts à l’été 2019 a incité les Ecossais, avec la talentueuse Donna Maciocia en renfort, à se rassembler pour enregistrer un nouvel album, “Look to the East, Look to the West” sorti en mai dernier. On y retrouve, dans une forme plus dépouillée que sur les disques précédents, la finesse de leur écriture pop et la voix à la mélancolie toujours aussi touchante de la chanteuse Tracyanne Campbell.
Nous avions profité de le venue du groupe à la Maroquinerie, fin septembre à Paris (15 ans après leur précédent passage dans cette même salle !), pour lui poser quelques questions ; il était grand temps de publier ses réponses.
Le groupe s’est arrêté après le décès en 2015 de Carey. En 2019, vous avez redonné des concerts, à l’invitation de Belle and Sebastian notamment. Considérais-tu à l’époque que Camera Obscura était reformé, et pensais-tu déjà à un nouvel album ?
Tracyanne Campbell : Non, nous n’y pensions pas du tout alors, nous ne pensions à rien. Je venais de sortir un album avec Danny Coughlan sous le nom de Tracyanne & Danny et nous étions programmés par Belle and Sebastian au Boaty Weekender, une croisière de cinq jours en Méditerranée avec des concerts, en août 2019. On nous a alors suggéré de jouer, outre les morceaux de notre duo, quelques chansons de Camera Obscura. J’ai répondu non puisque là, c’était juste Danny et moi. Si les gens voulaient entendre du Camera Obscura, il fallait que ce soit le groupe qui joue. L’idée a fait son chemin, les autres musiciens étaient partants, et les concerts ont eu lieu. Il y avait beaucoup de nos amis à ce festival, d’autres groupes de Glasgow, des fans d’un peu partout, y compris de pays lointains, et tout le monde semblait très content.
Nous nous sommes mis à répéter cet été-là, tout se passait bien, et j’ai commencé à écrire des chansons. Au printemps suivant, j’en avais déjà un certain nombre et nous nous sommes dit qu’il fallait en faire quelque chose. L’idée d’un nouvel album s’est donc peu à peu imposée, même si la Covid a bien compliqué les choses.
Vous avez accueilli une nouvelle musicienne, Donna Maciocia, qui joue des claviers et chante les chœurs. Il me semble qu’elle est un peu plus jeune que le reste du groupe…
Oui, en effet. C’est une musicienne de sessions, et elle écrit aussi ses propres chansons. Elle a acquis beaucoup d’expérience en jouant avec des gens différents.
Vous la connaissez depuis longtemps ?
Non, nous ne la connaissions pas avant de l’intégrer dans le groupe. C’est mon mari, musicien lui-même [Tim Davidson, qui joue de la pedal steel sur l’album, NDLR], qui avait travaillé avec elle et qui m’a suggéré son nom avant ces concerts d’août 2019, en pensant qu’elle conviendrait très bien : outre le fait que c’est une solide musicienne, très professionnelle, il lui semblait que sa personnalité s’accorderait aux nôtres. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un café et nous nous sommes tout de suite bien entendues toutes les deux.
Etait-ce facile pour elle et pour vous ?
Oui, je pense que ça a collé très vite. Tout le monde s’est senti à l’aise avec elle, et elle avec nous. On l’a appréciée immédiatement et elle s’est parfaitement adaptée. Ce n’est pas forcément évident pour une musicienne de sessions, qui a l’habitude de travailler avec des gens différents tout le temps, de faire partie d’un groupe, qui en plus existe depuis longtemps. Ça peut être intimidant, car il y a tellement d’histoire partagée entre des gens qui jouent ensemble depuis une vingtaine d’années. On a tendance à évoquer le passé entre nous, et une nouvelle venue risque de se sentir exclue.
Elle a fourni un gros travail. Au départ, elle devait penser qu’on allait juste jouer ces quelques concerts puisque la reformation du groupe n’était pas encore à l’ordre du jour. Mais, bien sûr, nous avons eu envie de continuer et il était logique de le faire avec elle.
Est-ce que tu dirais que le groupe est comme une grande famille ?
Oui, une grande famille dysfonctionnelle… Comme toutes !
Tu as écrit toutes les chansons sur le nouveau album, à part une coécrite avec Donna. Avais-tu procédé de la même façon pour les albums précédents ?
Non, c’était un peu différent cette fois-ci. Dans le passé, on pouvait passer beaucoup de temps ensemble dans notre local de répétition. Je commençais à jouer les chansons que j’avais écrites et chacun apportait quelque chose, on se donnait le temps pour les développer ensemble. Mais cette fois-ci, on n’avait pas trop ce luxe car le temps était vraiment précieux pour chacun de nous. Donc j’ai enregistré des démos, ce que je n’avais jamais fait auparavant.
Toute seule ?
Oui, toute seule. Je les ai aussi fait écouter au producteur de l’album, parfois avant même que le reste du groupe les entende. Ça évitait de perdre du temps, on se concentrait sur les chansons qu’il trouvait les meilleures. Et comme le temps en studio nous était compté, on ne pouvait pas trop se permettre de changer des choses. Une fois qu’une décision était prise, il fallait s’y tenir. Alors que par le passé, on aimait essayer diverses idées pour une chanson, d’aller dans une direction puis dans une autre… Là, c’était plutôt : « OK, c’est bon comme ça, on n’y touche plus. »
Entre votre précédent album et le nouveau, il s’est passé neuf années et le monde de la musique a beaucoup changé. Les gens écoutent davantage en streaming et découvrent souvent de la musique via les réseaux sociaux, qui qui ont pris une place de plus en plus importante. Est-ce que vous parvenez à vous adapter facilement à cette nouvelle donne ?
Je pense que réaliser cet album avec Danny m’a aidée à se sentir plus à l’aise avec tous ces changements. Après, nous voyons bien que la façon de produire de la musique est différente aujourd’hui par rapport à l’époque où le groupe a commencé. Même la façon dont on fait les disques. L’idée, c’était d’aller en studio avec un ingénieur du son et de dépenser beaucoup d’argent. Puis les chansons étaient jouées sur scène avec des musiciens. Beaucoup de gens ne procèdent plus comme ça. Ils font de la musique sur un ordinateur, ou d’autres personnes la font et leur envoient. On n’a jamais vraiment travaillé comme ça.
Et bien sûr, les ventes d’albums baissent à cause de la façon actuelle de l’écouter. Mais c’est quelque chose qu’on a dû accepter.
Les réseaux sociaux… Parfois je me sens comme une vieille personne, mais d’autres fois je me dis qu’on ne se débrouille pas trop mal même si on n’est pas très actifs. On a toujours géré ça nous-mêmes, Twitter, Facebook, notre site web… Quand quelqu’un envoie un message au groupe, c’est Gavin [Dunbar, bassiste et membre originel de Camera Obscura, NDLR] ou moi qui lisons et répondons, on a toujours fait comme ça et on continue. Après, nous sommes un vieux groupe qui ne peut pas dépendre uniquement des réseaux sociaux. Je ne sais pas si c’est tellement important dans notre cas.
Photo : Robert Perry.
Vous n’avez jamais eu d’énormes tubes, mais vous avez toujours eu un public fidèle qui continue à vous suivre, surtout au Royaume-Uni. Pour vous, est-ce la condition pour durer ?
Je crois que nous avons eu beaucoup de chance. Nous avons connu une époque où les groupes avaient les moyens d’aller jouer aux Etats-Unis et en Europe, de tourner au Royaume-Uni… Nous avons ainsi pu nous constituer une base de fans partout dans le monde pendant toutes ces années, et je pense que c’est ce qui nous permet de revenir jouer à Paris aujourd’hui. Ou d’aller donner des concerts au Mexique, par exemple. Je ne sais pas comment les groupes qui émergent aujourd’hui vont pouvoir faire la même chose. Ça coûte vraiment très cher de tourner, encore plus de puis le Brexit. Il faut vraiment que ça change.
Nous n’avons jamais été énormes en Europe. C’est en fait aux Etats-Unis que nous sommes les plus populaires. En Europe, nous jouons plutôt dans des petites salles. Avec Danny, je me souviens que nous avions joué dans un tout petit endroit ici [l’Olympic Café en novembre 2018, NDLR].
Vous êtes apparus dans la série de vidéos “What’s in My Bag?”, où divers groupes et artistes déballent et commentent leurs achats chez le mythique disquaire Amoeba à Los Angeles. Fréquentes-tu encore beaucoup les disquaires ?
Non, je n’y vais plus vraiment, en tout cas beaucoup moins qu’avant. Eventuellement, je vais demander à quelqu’un qui y va de me rapporter un disque que je cherche. Mes priorités dans la vie ont changé, j’ai un enfant et je ne peux pas passer mes samedis après-midi dans les magasins de disques.
En tout cas, quand j’achète, c’est en vinyle. Aujourd’hui, tout le monde écoute de la musique sur Spotify ou par d’autres moyens gratuits ou presque gratuits. Moi, s’il y a quelque chose que j’aime, que j’ai vraiment envie d’avoir, j’achète. Si je l’écoute sur Spotify et que je ne l’ai pas, je dois l’acheter.
Considérez-vous que Camera Obscura fait partie d’une scène écossaise, même si les groupes peuvent avoir des styles différents ?
Je pense que oui. Avant, je n’avais pas ce sentiment d’appartenance, peut-être parce que nous nous sentions un peu à part sans être non plus spéciaux ou totalement différents des autres. Maintenant, c’est quelque chose de plus évident car tous nos amis sont dans la musique, et il y a beaucoup de nouveaux groupes qui apparaissent. Nos contemporains, c’est Belle and Sebastian, Teenage Fanclub, Mogwai, les Pastels… Des formations qui pour la plupart sont toujours en activité.
Est-ce que tu as l’impression que les groupes écossais essayent de s’entraider et de se soutenir les uns les autres plutôt que d’être en compétition ?
Oui, absolument. C’est quelque chose que j’ai toujours ressenti.
Certains musiciens écossais mettent cette identité en avant et certains souhaitent que l’Ecosse soit indépendante. Est-ce que vous avez une position sur ce sujet ?
Je crois pouvoir affirmer que tous les membres du groupe ont voté pour l’indépendance de l’Ecosse… mais nous ne l’avons pas obtenue. Et je suppose qu’aucun de nous n’a voté pour le Brexit… Cette situation est vraiment honteuse. Je pense en tout cas que la plupart des Ecossais ont une forte identité régionale.
Mais vous avez quand même de bonnes relations avec les Anglais ?
Mon mari est anglais ! Et j’aime beaucoup l’Angleterre. Mais je pense qu’il est important de préserver son identité. Quand on vit au Royaume-Uni, est-ce qu’on peut se sentir à la fois britannique et écossais ? Oui, bien sûr. Mais personnellement je me sens moins britannique qu’écossaise.
Pour toi, est-ce que Camera Obscura perpétue une certaine tradition musicale, à l’opposé de groupes qui essaient de faire table rase du passé, de chercher des voies nouvelles ?
Le nouvel album est sans doute dans la lignée des précédents, simplement parce qu’il est fait à peu près par les mêmes personnes… Et j’écris toujours à partir de choses qui se passent dans ma vie, donc il y a forcément une continuité. Après, je me dis souvent que j’aimerais faire quelque chose de différent, mais ça ne marche pas vraiment… (sourire) Je ne suis pas près d’enregistrer un album rap ou techno.
Version démo de “Baby Huey (Hard Times)”
Il y a toujours un peu de name dropping dans tes paroles, l’exemple le plus connu étant votre single “Lloyd, I’m Ready to Be Heartbroken” en clin d’œil à une fameuse chanson de Lloyd Cole and the Commotions. Sur le nouvel album, un morceau s’intitule “Baby Huey (Hard Times)”. Est-ce une façon pour toi de rendre des discrets hommages à des artistes qui t’ont inspirée ?
J’aime bien le faire mais ce n’est pas toujours très conscient, ça vient un peu comme ça, en écrivant. “Baby Huey (Hard Times)” évoque en fait ces magnifiques souvenirs du Boaty Weekender. Les festivaliers étaient en train de descendre du bateau, et “Hard Times” de Baby Huey passait sur la sono. Je ne savais pas ce que c’était, c’est la personne à côté de moi qui me l’a dit.
En parlant de traditions musicales, il y a quelques sonorités country sur le nouvel album, et j’imagine que c’est un genre qui t’a inspirée dans ton écriture. Une de ses grandes figures, Kris Kristofferson, vient de nous quitter [au moment où l’interview a été faite]. Est-ce un musicien que tu appréciais ?
Oui, beaucoup. J’étais même allée le voir jouer à Glasgow. Je me souviens que, quand j’étais petite, mon père avait des disques de lui. Je l’écoutais aussi avec mon ex-mari, il l’aimait beaucoup. Et bien sûr, il joue dans l’un de mes films préférés. “Alice n’est plus ici” (“Alice Doesn’t Live Here Anymore”) de Martin Scorsese.
Je me souviens que quand je l’avais vu à Glasgow, les femmes d’un certain âge se pâmaient devant lui, elles le trouvaient magnifique. C’était vraiment drôle. Moi, j’étais très jeune quand je l’ai vu. C’était bien sûr un magnifique chanteur, une excellent performer, un homme très charismatique.