Interviewer Thomas Jean Henri, maître d’œuvre et d’ouvrage de Cabane, est une expérience singulière, un peu déstabilisante au premier abord. Non pas que le Belge soit rétif à l’exercice, c’est même plutôt ce qu’on appelle un « bon client ». Mais là où beaucoup se contentent de dérouler un discours promotionnel bien rodé, lui ne cache rien des doutes, difficultés et contretemps qui l’accompagnent inévitablement dans sa fragile entreprise, à la fois très personnelle, voire intime, et collective. Le résultat n’en est que plus beau et vital : après “Grande est la maison”, le deuxième volet de ce qui devrait être une trilogie, “Brûlée”, plus grave et encore plus délicat que son prédécesseur, s’affirme déjà comme l’un des grands disques de cette année.
Cabane est un projet qui prend son temps : premier single en 2015, premier album en 2019. Le fait que tu doives rassembler des musiciens venus d’horizons différents explique-t-il ce rythme assez lent ?
Je dois en tout cas accepter que la priorité de tous ces gens avec qui j’ai envie de travailler, ce n’est pas mon projet. Et, donc, accepter cette temporalité-là. Mais l’idée de groupe, le travail en commun, l’énergie qui s’est dégage, c’est un truc qu’on expérimente quand on a la vingtaine, éventuellement la trentaine… Ensuite, les gens ont des familles, des boulots. Je me suis fait une raison, avec douceur.
Après, si je puis me permettre, je ne suis pas vraiment d’accord sur la lenteur. Je ne me plains pas du tout mais je suis seul à tout faire. J’ai une multitude de casquettes et je n’ai pas l’impression que je traîne. Par exemple, ne serait-ce qu’aller enregistrer une session dans une radio avec Kate [Stables], ça demande beaucoup de boulot et de logistique. Le mixage de “Brûlée” a été terminé en février 2023, ça fait donc trois ans pour un album. Je trouve que ce n’est pas beaucoup ! J’en suis en tout cas heureux, je ne m’attendais pas à être aussi rapide, tout en devant respecter les agendas des uns et des autres.
J’ai prévu de faire un triptyque d’albums sous le nom de Cabane, en gardant ce rythme j’aurai 55 ans quand le troisième sortira. J’aurai suivi Kate pendant environ 10 ans, c’est ce que je voulais et il sera alors temps de fermer Cabane.
C’est aussi un projet plutôt low-key. Les disques sortent en vinyle en édition limitée et vous ne faites pas de vrais concerts, par exemple.
Les concerts, c’est compliqué. C’est impossible d’avoir Kate, et Will Oldham [présent sur le premier album, NDLR] avait clairement dit qu’il ne voulait pas en faire. J’ai eu une expérience de tour manager et de producteur exécutif [pour Stromae, NDLR] et ce sont des choses que je clarifie dès le départ avec tous les musiciens, en demandant à quoi ils s’engagent. J’avais donc précisé qu’il n’y aurait pas de concerts, et que s’il y avait la possibilité d’en faire je leur proposerais, mais que si ça ne les arrange pas ce n’est pas grave, je peux prendre quelqu’un d’autre. Je gère tout moi-même et je dois faire attention. Le problème avec des artistes comme moi, c’est que l’activité n’est pas rentable : faire un disque ça coûte de l’argent, le sortir aussi… Cependant j’avais eu le projet d’une tournée de douze dates en Angleterre, accompagnée d’un documentaire. Un bon sujet, plutôt violent : un gars de 51 ans qui ne veut pas faire de concerts et qui va en faire tout seul dans le pire endroit qui soit, en plein mois de janvier. Mais c’était trop dur à porter seul et j’aurais été déficitaire… Même en y allant avec un cameraman et un preneur de son, c’est encore moi qui aurais dû tout gérer.
Je pense aussi que faire des concerts après un premier album, ce n’est pas une bonne idée. Tu n’as pas vraiment de matière et tu tournes donc vite en rond. Ce serait mieux d’en faire après le troisième album de Cabane, éventuellement après celui-ci si jamais il y a de l’intérêt. Mais à part Bruxelles, où je vis, je ne reçois pas de propositions.
Si tu donnes des interviews pour la sortie de ce nouvel album, tu fais aussi beaucoup de promotion via les réseaux sociaux, ainsi que d’une façon plus originale : expos, vidéos, sessions d’écoute… Y a-t-il la volonté de fédérer une communauté autour de Cabane ?
Je n’aime pas trop ce terme de « communauté », le côté « Salut la commu ! ». Mais j’essaie de faire ça d’une façon un peu originale, oui. Pour quelqu’un de mon âge, c’est un apprentissage de tous les jours. Je me rends compte que le système a changé, il faut voir jusqu’où je m’adapte à ce monde complètement brumeux des algorithmes, ce qui est juste, et à partir de quand je ne me respecte plus dans ce travail-là… Je tente de comprendre comment fonctionnent Instagram ou Spotify. J’ai l’impression que les gens de ma génération veulent encore des albums et peuvent être agacés par le fait que je sorte des singles, des morceaux les uns après les autres, par ci par là… Mais c’est la seule façon pour moi d’espérer un peu gagner ma vie avec ça. Ma maman, qui est toujours très charmante à mon égard, me dit : « Bon, je n’y connais rien, mais… tu publies trop sur Instagram ! » (rires) Je ne veux pas passer pour un ringard, mais je ne suis pas non plus Angèle qui va partager ce qu’elle mange sur les réseaux. Je tâche de ne rien partager de ma vie privée, de ne pas m’investir à ce niveau. Je suis un passionné de foot, par exemple, mais je n’en parle pas !
Tu fais aussi de la photo. Quelle importance cette pratique revêt-elle pour toi ?
Je crois que c’est un membre de Radiohead qui disait que sa difficulté, c’est qu’il n’excellait pas dans un domaine mais qu’il était un peu moyen en tout. J’ai vraiment cette même impression. Je fais un peu de musique, un peu de photo, un peu de mix, un peu de promo. J’y trouve de la joie, mais je préférerais quand même ne me consacrer qu’à la musique. Ou à la photo. Je me pose beaucoup la question de l’effacement de l’artiste, c’est quelque chose qui me touche. Un morceau de musique qu’on aime bien, qu’on écoute beaucoup à une période, reste lié à des souvenirs, des moments de notre vie : un déménagement, un deuil, une naissance… Et quand on le réécoute, on n’entend plus vraiment le morceau lui-même, mais on se souvient. J’ai réalisé un travail photographique sur la même idée. J’ai photographié le même endroit chaque jour pendant un an. Puis j’ai exposé les tirages, et proposé aux visiteurs d’écrire un souvenir lié à un jour précis de l’année et de repartir avec la photo correspondante en échange. La question que je me posais, c’était : quand les gens vont regarder cette photo, vont-ils penser, plutôt qu’à l’image elle-même, à la beauté et à la puissance de ce souvenir ? Et ainsi, je m’effaçais en tant qu’artiste. Et puis ça me permettait d’occuper le temps entre la fin de la réalisation de l’album et sa sortie. Il y avait déjà eu un projet photographique et une expo pour “Grande est la maison”, le premier album, et j’espère qu’il y en aura un pour le troisième.
Quelle évolution vois-tu entre le premier et le deuxième album ?
C’est très particulier car je ne m’attendais pas du tout à aboutir à cet album-là. Quand j’ai commencé à travailler sur “Brûlée”, comme pour le précédent, j’avais déjà le titre et je savais quelle photo j’allais utiliser pour la pochette. Ma méthode de travail, c’est de me laisser un an où je compose sans me poser trop de questions, sans être castrateur à mon égard, me dire « ça, j’ai déjà fait » ou « ça, c’est nul », « c’est trop pourri ». Au bout d’un an, j’ai environ 60 morceaux. Je les réécoute et je fais trois dossiers, rouge, orange et vert, selon leur intérêt. Se dégage alors une thématique, et là j’étais assez étonné. Mon envie de départ, c’était de m’inscrire dans la lignée de morceaux du premier album comme “Easily We’ll See” ou “Now, Winter Comes”, assez bienveillants, ouverts. Et je me suis rendu compte que le nouveau était super triste. J’étais un peu en colère contre moi-même, mais bon, j’ai essayé de faire pour le mieux. Je ne me sens pas fier de mes morceaux, mais j’éprouve de la fierté d’être arrivé au bout du projet. Faire un disque, ça prend trois ou quatre ans de ta vie, c’est quand même quelque chose d’assez intense.
Je savais dès le début que le morceau “In Parallel”, qui est en deux parties, ouvrirait le disque. Je voulais quelque chose d’assez ardu, exigeant, pour poser tout de suite un postulat. C’était déjà un peu le cas avec le premier album.
La particularité de “In Parallel”, c’est qu’il n’y a pas d’intro alors qu’il est effectivement placé au début du disque. L’album démarre dès la première seconde avec la voix de Kate.
Absolument. On est ainsi immédiatement plongé dans l’histoire, sans possibilité de s’en échapper. C’est comme un fondu enchaîné avec le dernier morceau de l’album précédent, où on entendait sa voix. Et puis, je suis batteur à la base même si j’ai arrêté de jouer de cet instrument vers 2003-2004 et je voulais faire un morceau qui rende hommage à cette activité bien qu’ici ce soit une boîte à rythmes qu’on entend sur la deuxième partie, avec tous les éléments constitutifs de Cabane, les cordes, les chœurs… L’idée, c’est de dire : maintenant c’est fini, on a déjà fait tout ça, on passe à autre chose. J’avais cette volonté d’être assez abrupt, ce qui colle très bien avec le titre, “Brûlée”, qui exprime une sorte d’explosion.
Will Oldham, qui chantait sur le premier album, est ici remplacé par Sam Genders de Tunng et Diagrams (entre autres). Avais-tu pensé à lui dès le début du projet ?
J’avais le fantasme de faire trois albums avec Kate et trois chanteurs différents. Par politesse, j’ai quand même demandé à Will s’il voulait encore chanter sur un album de Cabane, sachant que moi je ne voulais pas. Il m’a répondu qu’il préférait faire une pause, et comme le travail avec lui avait été assez compliqué c’était bien de passer à quelqu’un d’autre. J’adore Sam, on doit se connaître depuis 2006-2007. J’ai fait plusieurs fois des premières parties de Tunng avec mon groupe de l’époque, Soy Un Caballo. On logeait chez lui à Londres, je l’ai vu plein de fois, Tunng a fait une reprise de Soy Un Caballo… On est restés en contact et au moment d’écrire les textes pour ce deuxième album, j’ai fait appel à lui car je savais que ça se passerait bien.
Cabane articule un projet solo et un collectif de chanteurs et musiciens. Quelle est leur implication ?
Pour être clair, ils ne s’impliquent pas. Je ne leur laisse pas cette place-là. Kate vient chanter, ça se passe assez vite même s’il faut changer les tonalités pour adapter les mélodies à sa voix. C’était à peu près pareil pour Sam qui a sa vie, sa musique… C’était un album que je voulais vraiment faire tout seul. Je me suis isolé pendant un an et demi à la maison. Je n’ai vraiment pas bien vécu le confinement, j’étais très isolé, inquiet pour mes parents et j’ai eu du mal à replonger dans la société après. Ça a été un disque assez douloureux à faire, auquel il fallait que j’accorde le plus de temps et le plus d’énergie possible pour ne pas laisser traîner les choses. Donc j’allais juste boire un café avec un ami une fois par semaine, voir mes parents le week-end. J’ai arrêté de boire de l’alcool, de manger du sucre, des changements de vie assez radicaux… Pour en revenir à Sam, j’aime beaucoup sa voix, qui est assez différente de celle de Will. Ce qui me plaît, c’est de les pousser dans leurs retranchements. A la fin de “Dead Song, Pt. 1”, c’est trop haut pour lui, et c’est ce qui me touche. Il est comme moi, c’est pas un rocker, plutôt un papy ! Il aime bien quand tout est bien fait, il est très exigeant pendant l’enregistrement, et je l’ai convaincu de garder ça en lui disant que j’étais content.
La composition, c’est l’étape cruciale pour toi ?
C’est en tout cas celle qui me donne le plus de plaisir. Il n’y a rien de plus beau que de commencer une journée avec rien de de la finir avec quelque chose. Tu éprouves un sentiment totalement démesuré de puissance. Un truc de dingue même si ça passe généralement asse vite… J’étais en résidence dans plusieurs endroits à Bruxelles pour écrire et je me souviens de ma joie sur la route du retour. J’avais croisé une amie qui m’avait trouvé particulièrement gai et souriant, parce que j’avais composé un nouveau morceau, j’étais content. Après, c’est plus difficile de finir, c’est une bataille. Je n’ai pas de maison, pas de famille, j’ai consacré toute ma vie à la musique donc je suis heureux quand je sens que j’ai accompli quelque chose.
Le fait que tu aies commencé comme batteur peut surprendre car le rythme est peu marqué chez Cabane, la musique est plutôt douce, délicate. Serais-tu tenté de la déranger, de la violenter un peu ?
C’est quand même ce que j’ai essayé de faire sur le nouveau disque. Les chœurs sont beaucoup plus ardus, tendus, les harmonies sont plus libres cette fois-ci. Pour ce qui est de la batterie, je pars du principe que parfois on peut s’en passer. J’aime pas prendre les gens pour des cons ! J’ai l’impression qu’on entend le rythme, il n’y a pas besoin qu’il soit joué par un instrument. Si c’est pour faire « poum tchak poum tchak » et pour passer à la radio, je ne vois pas l’intérêt. De toute façon j’ai revendu toutes mes batteries pour financer mes disques et je ne sais pas jouer de la basse. Et comme je préférais tout faire moi-même…
Il y a un tout petit peu de français dans les textes ou les titres des chansons mais celles-ci sont presque exclusivement chantées en anglais. Pourquoi ce choix ?
Sur “Brûlée”, c’est un peu le hasard, en fait. J’ai mixé seize morceaux et j’en gardé dix. Les six autres sont tous en français. Je trouvais qu’ils n’avaient pas leur place, et ça faisait un album trop long, d’autant qu’il est assez intense. J’espère quand même les sortir cet automne en digital, avec d’autre morceaux plus récents enregistrés avec divers collaborateurs. Généralement, chez moi, le choix de l’anglais ou du français s’impose dès la composition. Après, je peux éventuellement changer.
J’ai l’impression que tu “utilises” tes collaborateurs comme un peintre les couleurs. Ils se fondent dans l’ensemble mais sans perdre leur individualité. Par exemple, on reconnaît bien la touche de Sean O’Hagan, qui signe les arrangements de cordes.
Il est moins présent cette fois-ci. Il a accepté que j’en écrive moi-même et qu’on co-arrange. J’aime bien travailler sur les contrepoints, qu’il apportent de la légèreté ou de la tension, et je pense que sans les cordes de Sean, ce disque serait vraiment trop triste. Les voix, c’est la même chose. Je pourrais très bien les faire moi-même : je ne dis pas que je chante bien, mais je chante juste. Mais quand tu as la chance de pouvoir être entouré de gens dont tu es fan du travail et avec qui ça se passe bien humainement, ce serait dommage de ne pas en profiter.
Sur le premier album, les chœurs formaient comme un chœur antique, qui prenait du recul par rapport à l’histoire racontée. Je leur avait donné une dimension romantique, voire un peu kitsch, et j’aimais bien ce que ça apportait à la musique. Sur “Brûlée”, ils sont plutôt là comme un avertissement, qui apporte de la tension : « Attention, il y a quelque chose qui va se passer. » Ils sont plus prégnants.
Pour en revenir au travail photographique dont tu parlais un peu avant, il a donné lieu à un clip qui est un bout-à-bout de ces clichés. Peux-tu nous en parler ?
J’ai pris ces photos depuis un endroit proche du palais de justice à Bruxelles. Il a été construit dans les quartiers hauts et surplombe les quartiers pauvres, ce qui est d’un violence extrême… J’ai mis à peu près un mois pour trouver le bon point de vue et ensuite j’ai pris une photo par jour pendant un an, sans manquer un seul jour. Mes parents m’avaient invité hors de Belgique pour mon anniversaire mais j’ai réussi à faire une photo très tôt le matin avant de partir et une autre tard le soir le lendemain, après être rentré. Même si c’est complètement stupide, dans ce genre de projet il faut respecter le principe de départ. Ça m’a coûté un bras car c’était du film moyen format, il fallait ensuite le développer et le scanner. Mais je suis content du résultat, qui accompagne “Today”, chanté par Sam, le morceau du disque qui m’a donné le plus de fil à retordre. La fin du morceau parle de ce moment où je rentrais chez moi en traversant la ville, l’été revient, on entend des oiseaux mais aussi des klaxons, joués au synthé. Je voulais symboliser le fait que dans les moments les plus romantiques, il y a toujours un imbécile qui va actionner son klaxon…