The girls are back in town.
Voilà. Remballez les superlatifs, remisez les violons. Sleater-Kinney est de retour aux affaires. C’est tout et c’est énorme.
Après une désormais plus que longue carrière (30 ans déjà. Vraiment ???), les Sleater-Kinney n’ont plus rien à prouver et sont entrées dans cette zone grise de production qui tient, non pas à la persévérance ni à la recherche d’un moyen de remplir le porte-monnaie, mais plutôt à l’envie, voire au besoin frénétique qui tiraille les entrailles. C’était le cas de “No Cities to Love”(2015), album du retour. Puis nous les avons connues tentant de nouvelles voies, plus électroniques, moins rockeuses (“The Center Won’t Hold”, 2019) avec Saint Vincent, sur un album ambitieux, pas totalement convaincant mais enthousiasmant dans la remise en question, et ayant, in fine, entraîné la scission avec la batteuse Janet Weiss (trauma pour les fans de toujours). Enfin “Path Of Wellness”, 2021, signait un nouveau revirement vers le rock, avec de nouvelles têtes pour accompagner Carrie et Corin et c’était comme une brise fraiche, un sentiment nouveau (le plaisir avec… elles) alors que les textes assumaient une entrée dans l’âge de la maturité pas toujours réjouissant côté fille…
C’est donc un peu circonspect, ne sachant pas sur quel pied on allait pogoter, qu’on aborde ce nouveau Sleater-Kinney qui est à ranger avec les grands albums du désormais duo. Oui, on peut le mettre tout près de “No Cities to Love” et de “The Woods” (2005), car, c’est le moment des révélations, “The Woods” est sans doute le meilleur Sleater-Kinney, n’en déplaise aux puristes… Réécoutons l’enchaînement final “Let’s Call it love”-“Night Light”. Le brasier, la folie, l’urgence et la matière.
Remuons d’abord la boue. A l’origine de l’album, un événement tragique : la mort de la mère et du beau-père de Carrie en Italie, annoncée non pas à l’intéressée injoignable mais à Corin, l’ex, par le biais d’un embrouillamini de numéro d’urgence, d’ambassade, etc. Bref, un événement traumatique avec au milieu du nœud, la famille, les ex/les amies, bref le groupe… Et quand on est artiste… la seule manière de surmonter, c’est la production. On rapprochera donc, dans un tout autre registre, ce “Little Rope” du premier et merveilleux album de Fabio Viscogliosi, “Spazio” (2002), porteur des stigmates du décès de ses parents dans le tunnel du Mont-Blanc.
Voilà pour l’anecdote, dont on aurait aimé se passer parce que l’album n’en a pas besoin mais qui permet de comprendre les remous profonds qui ont présidé à son élaboration.
« Hell don’t have no worries
Hell don’t have no past
Hell is just a sing post when you take a certain path »
D’entrée de jeu et avec un clip featuring Miranda July en grand écart émotionnel, le décor est posé.
Suit un enchainement de perles sleaterkinneysques proprement hallucinant : brûlots sensibles, aussi enjôleurs que grinçants, lourds, profonds, lumineux (“Say It Like You Mean It”) qui nous laisse tout à fait sans voix. D’ailleurs, c’est simple, “Little Rope” est un album qui met tout le monde d’accord dès la première écoute et ne laisse aucun doute sur sa qualité et son importance.
Les voix de Corin et de Carrie s’entremêlent comme jamais et on a notre compte de rock sale, blueseux et punky, de mélodies entêtantes et poppy. Comme on le disait autrefois : no filler. Aucun titre faible, que de l’explosion, de la joie, de la rage. Et pour un peu, on se demande pourquoi Janet Weiss n’a pas rempilé pour la bonne cause.
Les expérimentations électroniques trouvent même leur place (“Crusader”, “Dress Yourself”), totalement intégrées dans le grand barnum des ex-rrriot grrls, toutes glottes déployées dans un album dense et, en dernier lieu, synthèse des différentes manières de SK.
On retrouvera donc le punk rock des débuts dans un “Six Mistakes”, riffs lourds sur une batterie coup de butoir, avec une coulée de lave incandescente, véritable matière quasi expérimentale qui remonte dans le mix en milieu de titre avant de finir sur des accords de piano très étonnants. C’est du travail de haute couture qui joue aussi sur les reflux. On sent tout un travail de production (John Congleton), de mise en place d’éléments très divers sur la base des éléments guitare-chant de nos deux duettistes aussi complémentaires que disparates dans les détails.
Alors, qu’on soit dans l’efficacité, presque minimale (“Hell”), ou la grande machine produite (“Dress Yourself”, pleine d’air, pleine de matière), en passant par le titre pop par excellence (“Say It Like You Mean It”), Sleater-Kinney est au sommet de son art.
Les SK n’ont peut-être jamais aussi bien chanté, jamais aussi bien joué, de leurs instruments, de la production, avec des textes douloureux sans pathos.
« The thing you fear the most
Will hunt you down »
On est captifs, pourchassés et terrassés par les grandes manœuvres de nos félines préférées, aussi griffues que câlines (“Small Finds”, grande chanson d’amour, encore une…).
De titres magnifiques en chansons émouvantes et brûlantes, on est ballotés jusqu’à la terrible “Untidy Creature” :
« And it feels like we were broken
And I’m holding the pieces so tight
And you can try to tell me I’m nothing
And I don’t have the wings to fly
But here’s too much here that’s unspoken
And there’s no tomorrow in sight
Could you love me if I was broken
There’s no going back tonight »
Et le pont, magnifique, en accompagnement de piano :
« Looking at me like a problem to solve
Like a untidy creature that you can’t push around
You built a cage but your measurements wrong
I’ll find a way, I’ll pick your lock »
“Untidy Creature” est un final épatant qui laisse sur les rotules à l’écoute de cet album dense, mais gardant les traces visibles des étapes minimalistes de sa création (ici un refrain chanté-hurlé, là un riff essentiel, toujours mis en valeur, surnageant dans le mix). À la fois cri de douleur et produit dopant, “Little Rope” est donc un des grands albums de l’année et de la carrière de Sleater-Kinney, groupe décidément essentiel et gagnant d’autres galons avec le temps, bien au-delà du simple revival nostalgique. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises car ces filles-là sont capables de tout.
Avec l’aide de Johanna D., Miranda July du pauvre.
“Little Rope” est sorti en LP, CD et numérique chez Loma Vista Recordings le 19 janvier 2024.