Contre vents et marées, la Route du rock fera cette année encore flotter son pavillon pirate sur Saint-Malo et le Fort de Saint-Père. Pas trop de surprises pour les têtes d’affiches (ou du moins les artistes les plus connus), entre King Gizzard and the Lizard Wizard qui avait dû annuler l’an dernier et des habitués comme Black Angels, Osees, M83 ou The Brian Jonestown Massacre. Le festival reste sur une ligne sinon dure, du moins bruyante et énergique, tendance psyché-garage, qui est aussi le reflet des tendances actuelles. Il fait par ailleurs une bonne place à des artistes à l’identité moins bien définie, parfois proches du hip-hop ou de l’electro sans en adopter totalement les codes, comme les très attendus Young Fathers, la productrice et DJ tunisienne Deena Abdelwahed, le duo américain They Hate Change, la rappeuse nigériane FLOHIO ou le trio de Los Angeles Clipping. Et les plus endurants noteront le retour des DJ sets en toute fin de soirée, cette fois-ci dans les douves du fort qui n’étaient plus exploitées depuis longtemps (on y campait à une époque…).
De cette programmation copieuse et en grande partie axée sur la découverte, nous avons extrait quelques groupes et artistes, avec vidéos live à l’appui.
Mercredi 16 août
La Nouvelle Vague
The Psychotic Monks
Si la soirée d’ouverture à la Nouvelle Vague l’an dernier avait plutôt donné dans la douceur et les voix féminines avec les excellents King Hannah et Aldous Harding, l’entrée en matière devrait être un peu plus brutale cette année. Les quatre Parisiens de Psychotic Monks frappent fort mais avec une précision chirurgicale, et leur réputation scénique ne cesse de grandir. La veille de leur passage au festival Motocultor à Carhaix, ils ouvriront donc la Route du rock avec leurs morceaux sombres et bruitistes héritiers du post-punk, de la no wave et du rock indus, frôlant parfois les dix minutes. Puissance brute – n’oubliez pas les bouchons – mais approche très réfléchie dénotant une belle maturité (le groupe a beaucoup tourné et “Pink Colour Surgery” est leur troisième album depuis leurs débuts il y a une dizaine d’années). Gare au tsunami sonore quand même.
Et aussi : Warmduscher, HotWax.
Jeudi 17 août
Plage Arte Concert
Aoife Nessa Frances
On a fini par apprendre à prononcer le prénom peu commun de cette jeune Irlandaise (quelque chose comme « Ifa »). Après un premier album très prometteur, “Land of No Junction”, sorti en 2020, le deuxième, “Protector” (chez Partisan Records), confirmait l’an dernier qu’on tenait là une artiste d’une sensibilité rare. A classer aux côtés des Cate Le Bon, Gwenno, Dana Gavanski ou Jane Weaver, Aoife Nessa Frances a écrit ce disque en plein confinement, dans l’isolement de la campagne de l’ouest de son île, et l’a enregistré dans une petite maison du comté de Kerry. Elle décrit ses huit chansons nimbées de mystère – qui dépassent parfois les sept minutes et où sa voix sans effets est mixée très en avant – comme « une expérience spirituelle » et un cheminement vers la lumière. Cette pop enveloppante (protectrice ?) infusée de prog rock, de folk et de jazz cosmique invite à l’abandon. Sur la petite scène des Trois Baudets à Paris, en novembre dernier, elle offrait en trio dépouillé (c’est très bien aussi en duo avec une harpiste, voir ci-dessous) une expérience superbement hypnotique qu’on espère retrouver au pied des remparts, bercé par le clapotis des vagues.
Fort de Saint-Père
Jonathan Personne
Son nom – ou plutôt son pseudo – est Personne, et il nous vient de Montréal. Jonathan Robert, chanteur et guitariste de la fort bonne formation indé Corridor (qui a notamment collaboré avec la Française Halo Maud), mène aussi une carrière solo. On y retrouve son goût pour les sonorités lo-fi et les guitares anguleuses, avec des textes là aussi dans notre langue (ce qui en fait l’un des rares artistes francophones de cette édition 2023), mais le registre est plus pop, un peu psyché parfois, les mélodies plus affirmées, les orchestrations plus riches. On peut s’attendre à un résultat aussi convaincant sur scène que sur disque.
Gilla Band
Ils se sont longtemps appelé Girl Band bien qu’étant tous de sexe masculin, et on les avait déjà vus à la Route du rock en 2015, où ils avaient donné une performance jusqu’au-boutiste. On se souvient encore de leur version la bave aux lèvres de “Why They Hide Their Bodies Under My Garage?”, morceau technoïde flippant du producteur Blawan.
Sur leur album “Most Normal”, les désormais Gilla poursuivent dans l’expérimentation, un peu plus accessible peut-être même si les sonorités sont souvent étranges, bidouillées, parfois saturées, et les mélodies quasi absentes. Le tout est emmené par les harangues du frontman habité Dara Kiely, qui parvient à rendre étranges des histoires du quotidien. Encore un groupe héritier de The Fall, comme la Route du rock nous en a présentés pas mal ces dernières années ? Sans doute, mais avec un gros grain de folie en plus, surtout sur scène.
Dry Cleaning
En comparaison avec les précédents, Dry Cleaning, dans un registre pas si éloigné, pourrait paraître sage. Là aussi, les textes sont davantage parlés (par la très deadpan Florence Shaw) que chantés, sur une formule guitare-basse-batterie plus classique mais tout aussi intense, entre jangle pop et post-punk. La production à l’os de John Parish (vieux complice de PJ Harvey) préserve parfaitement le tranchant du groupe, qui tire tout son sel du contraste entre sa figure de proue aux allures de bibliothécaire chic – et un brin perverse – et les trois tatoués patibulaires mais presque qui l’entourent. Particulièrement productif, le quartette, qui a rencontré un succès inattendu outre-Manche dès son premier album, semble vouloir faire constamment évoluer une formule qui aurait pu paraître un peu limitée au départ. Ce concert malouin devrait donc faire figure d’intéressant bilan d’étape.
Et aussi : M83, King Gizzard and the Lizard Wizard, Viagra Boys, Special Interest, Marie Davidson (DJ set).
Vendredi 18 août
Fort de Saint-Père
Yo La Tengo
Les vétérans de cette édition (ils ont commencé au milieu des années 80), qu’on avait déjà vus à la Route du rock il y a des années de cela. Il est sans doute inutile de présenter Ira Kaplan, Georgia Hubley et James McNew en 2023. Disons juste que Yo La Tengo reste l’un des groupes les plus exaltants à voir sur scène, capable d’enchaîner avec un naturel confondant une ballade folk fragile, une pop song parfaite et un très long instrumental noisy où Ira Kaplan s’acharne sur sa guitare. La durée du concert sera sans doute un peu frustrante : ils ont plutôt l’habitude de jouer deux heures quinze, comme à la Cigale récemment, et changent totalement la setlist d’un soir à l’autre en plongeant dans un répertoire conséquent, réservant le rappel aux reprises. Mais même en version réduite, les surprises et l’enchantement seront certainement au rendez-vous, d’autant que leur dernier album, le très réussi “This Stupid World”, est taillé pour la scène.
Young Fathers
On garde un souvenir indélébile du passage de TV On The Radio à la Route du rock à l’époque de leur premier album. Est-il pertinent de les rapprocher des Anglais de Young Fathers au prétexte que les deux groupes mêlent musiciens blancs et noirs ? Peut-être pas, mais en voyant ces derniers sur scène, difficile de ne pas se souvenir du mélange des genres que pratiquaient les New-Yorkais et de l’intensité de leurs premiers lives. Est-ce du hip-hop, de l’electro, du rock ? Qu’importe. Amis d’enfance, Alloysious Massaquoi, Kayus Bankole et G. Hastings font valser les étiquettes et portent leur mélange à ébullition. On peut déjà prédire que leur concert sera l’un des grands moments de cette Route du rock.
Billy Nomates
Son passage à Glastonbury a suscité des commentaires moqueurs, voire outragés. Comment peut-on se produire dans un aussi grand festival en chantant sur une bande, sans musiciens ? Face au public plus avisé de la Route du rock (et sur un site plus petit), on suppose qu’il n’y aura pas de débat. Comme les Sleaford Mods, qui lui ont donné l’envie de prendre à son tour le micro, Billy Nomates livre une vision sans fard, percutante et combative de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui. Avec une énergie, un engagement, une voix mais aussi une qualité d’écriture auxquels on peut difficilement rester insensible.
Et aussi : The Black Angels, Osees, Clipping, Deena Abdelwahed, Zone Rouge.
Samedi 19 août
Plage Arte Concert
Grand Blanc
On se souvient de notre première rencontre en 2014 avec Grand Blanc, gars et fille de l’Est (Metz) venus tenter leur chance à Paris, alors auteurs d’un premier EP percutant. Leur rock acéré aux sombres pulsations et à la poésie brute, comme innervé par les albums les plus torves de Bashung (“Play Blessures” et “Novice”) ou la meilleure cold wave hexagonale, faisait forte impression aussi bien sur disque que sur scène. Depuis, le groupe a su évoluer et prendre son temps pour réaliser à la campagne son troisième album, “HALO”, qui sort cinq ans après le précédent. Surprise : l’acoustique domine, la voix et la harpe de Camille sont très en avant. Un courageux virage (déjà amorcé sur le disque précédent) et un changement d’ambiance qui font que le groupe semble aujourd’hui plus à sa place en pleine lumière et face à la mer que dans un club moite à une heure avancée de la nuit. On les suit !
Fort de Saint-Père
Jockstrap
Georgia Ellery a déjà joué l’an dernier au festival, violoniste dans le collectif Black Country, New Road qui a réussi à pallier tant bien que mal le départ de son chanteur. Elle revient cet été avec son autre groupe, Jockstrap, formé avec Taylor Skye. Une pop mélodieuse, a priori plus classique et moins expérimentale que celle de sa formation d’origine, mais sophistiquée dans ses structures et régulièrement perturbée par des irruptions orchestrales ou des beats électroniques inattendus. Audacieux et brillant : on n’est pas trop étonné d’apprendre que les deux se sont rencontrés dans une prestigieuse école de musique londonienne.
Bodega
Les New-Yorkais de Bodega ont assez peu joué en France jusqu’ici, et on se réjouit qu’ils se produisent enfin devant un large public. On n’a pas oublié leur concert d’avril 2022 à la Maroquinerie : 1h45 sans temps mort (plusieurs vidéos sur YouTube en témoignent), un incroyable enchaînement de tubes punk-funk ou indie rock en puissance, malins, accrocheurs, irrésistibles, interprétés avec une fougue inextinguible. Voici un groupe qui réfléchit (les chansons sont des dissections pleines d’esprit de nos existences connectées et hyperconsuméristes) et qui aime la bizarrerie conceptuelle (ils ont enregistré leur titre “Statuette on the Console” dans… neuf langues, dont le français), mais qui n’oublie pas pour autant de faire danser son public. Grand moment en perspective !
Et aussi : conférence de Christophe Brault sur les mods, Comme Ça, They Hate Change, FLOHIO, Sorry, The Brian Jonestown Massacre (lire un compte rendu de concert), Jamie XX.
Artwork © Arrache-toi un œil !