Plutôt qu’un livre sur Scott Walker, François Gorin a écrit un livre sur son rapport très personnel à Scott Walker, sa musique et son « romantisme névrotique ». Une passion dévorante qu’il parvient néanmoins à regarder avec distance, cette même distance que l’auteur de “It’s Raining Today” instaurait avec l’auditeur, jusque dans ses compositions les plus enflammées. Au terme de l’ouvrage, pourtant parfaitement documenté, le mystère Scott reste heureusement entier.
Le matin du lundi 25 mars 2019, on apprenait la mort de Noel Scott Engel, alias Scott Walker (qui datait du 22). Ou son ultime disparition, pourrait-on dire. Quelques jours plus tard, nous publiions sur ce site un double hommage.
Avec son érudition habituelle, Guillaume Delcourt se penchait essentiellement sur les derniers disques, passionnants mais plutôt arides, qui ont sa préférence. Pour ma part, j’évoquais surtout ses albums solo les plus célébrés, sortis à la fin des années 60 et numérotés de 1 à 4 (plus le codicille à réévaluer “’Til the Band Comes In”), et ses possibles héritiers apparus dans les années 90, au moment où l’on rééditait enfin son œuvre passée devenue depuis longtemps introuvable.
François Gorin, lui, avait publié le jour même un – magnifique – article sur le site web de “Télérama”, l’hebdomadaire pour lequel il travaille depuis quelques décennies. C’est le point de départ de son livre : « Ce lundi, je suis à peu près le seul concerné par la triste nouvelle, mais ressens plus de surprise que de peine et n’exprime aucune émotion débordante. Je n’ai pas pleuré quand John Lennon est mort. Je n’ai pas pleuré à la mort de mon père – pas tout de suite. Ça ne va pas commencer avec Scott Walker, un type que je n’ai rencontré qu’une fois dans ma vie. » A croire que le chanteur n’incitait pas vraiment aux épanchements, puisque moi-même je commençais mon bref hommage par ces mots : « Je n’ai pas pleuré en apprenant la mort de Scott Walker. Je pense n’avoir jamais non plus pleuré en écoutant ses disques. »
La nécro n’était pas au marbre, comme c’est souvent le cas avec des artistes et personnalités plus connus, mais, explique l’auteur, elle s’est écrite presque toute seule tant le sujet lui est familier. Une obsession, donc, sur laquelle il revient ici en quelques 150 pages où se mêlent divers registres. Il ne s’agit pas d’une biographie – il en existe quelques-unes, en anglais, listées dans la bibliographie, et on les imagine assez lacunaires vu le caractère secret du personnage – même si l’ouvrage s’appuie sur des moments clés de la vie de Scott. Par certains aspects, c’est une autobiographie (ce qu’étaient déjà à leur façon, très détournée ou fragmentaire, ses deux œuvres précédentes, “Louise va encore sortir ce soir” et “Le Carnet vert”), un livre moins sur Scott Walker que sur le rapport de l’auteur à l’homme et sa musique, sur la manière dont celle-ci a pu accompagner sa propre vie. Chaque chapitre est daté mais le récit n’est pas chronologique, commençant donc par la mort de Scott, puis revenant en arrière, mêlant la découverte à partir des années 80 par Gorin, alors critique rock débutant, de pans successifs de l’œuvre, et divers moments de la carrière de Walker, l’une des plus singulières qui soient.
On peut diviser celle-ci en quatre périodes. Tout d’abord, évoqué notamment dans le septième chapitre, le succès massif mais bref des Walker Brothers en Grande-Bretagne où les trois Américains se sont exilés, de 1965 à 1967. Puis les mirifiques albums solo aux ventes déclinantes quoique confortables jusqu’à “Scott 3”, sur lesquels il s’affirme peu à peu comme auteur de chansons et créateur d’un univers unique. Suivent la traversée du désert des années 70, avec des disques où il n’est plus qu’interprète option “crooner de grande variété internationale”, à la piètre réputation mais où François Gorin parvient à repêcher quelques perles, puis la reformation sans flamme ni triomphe des Brothers. Pourtant c’est sans doute là que commence sa dernière phase, qui va le voir s’enfoncer de plus en plus loin dans la recherche sonore et l’expérimentation : avec ses quatre compositions – dont “The Electrician” qu’on déconseille d’écouter seul dans le noir – pour “Nite Flights”, l’ultime album du groupe en 1978, en rupture quasi-totale avec tout ce qu’il avait fait jusqu’ici. Flotteront encore jusqu’au milieu de la décennie 2010 quelques rares disques et musiques de films qui mettront de plus en plus de distance avec ses diverses incarnations musicales, entre pop et chansons orchestrales, des années 60-70. Don’t look back.
François Gorin s’autorise par ailleurs quelques digressions qui ne l’éloignent jamais beaucoup de son sujet : il est question de Brel, bien sûr, de Bowie forcément, des Moody Blues, du double album “Odessa” des Bee Gees, du crooner très méconnu David Allyn… On trouve aussi l’unique interview qu’il avait réalisée, en 2006, à la sortie de l’album “The Drift”, ou encore des considérations amusées sur la collectionnite, facilitée par les sites de vente en ligne. Le livre est ainsi un puzzle dont les pièces une fois assemblées dessinent un double portrait, celui d’un artiste insaisissable et celui d’un de ses fans qui se trouve être aussi un critique musical, et qui est donc partagé entre passion et raison – il achète tous les disques de Scott Walker et des Walker Brothers qui lui tombent sous la main tout en sachant qu’on y trouve autant de trésors cachés que de « nanars ». Alors que tout incitait avec un tel sujet à se projeter dans les hautes sphères de la création, François Gorin regarde toujours Noel Scott Engel à hauteur d’homme. C’est ce qui fait toute la valeur et la beauté de cette « chronique d’une obsession ».
François Gorin, “Scott Walker, une obsession”, éd. le Boulon, 176 pages, 18 euros.
Rencontre avec l’auteur le jeudi 13 avril à partir de 19h à la librairie Libralire, 116 rue St Maur, Paris XIe.
A lire, une interview de François Gorin réalisée pour la parution de “Louise va encore sortir ce soir” : première partie ici, deuxième là.