A l’occasion de la réédition de leur incendiaire second album “No Wow”, retour sur la carrière des Kills, un duo qui a littéralement affolé les sens dans les années 2000 avant de progressivement rentrer dans le rang.
Des bouches qui se frôlent. Des rapprochements équivoques. Des gestes saccadés et incontrôlés. Elle ne tenant pas en place, chanteuse possédée aux déhanchements aussi maladroits qu’involontairement sexy, secouée de spasmes et convulsions autant électriques qu’érotiques, impossibles à maîtriser. Lui se tenant droit et défiant fièrement le public, dieu thaumaturge capable, avec sa guitare surpuissante, de tonitruants sons inédits. Les Kills sur scène : une épiphanie rock’n’roll, une folle expérience marquant au fer rouge chaque individu ayant pu y assister. Alors que, début juin, “No Wow”, le second album du duo anglo-américain sorti en 2005, a été réédité sous la forme de deux disques contenant, pour l’un, l’album original et, pour l’autre, le même remixé par le célèbre producteur Tchad Blake (American Music Club, Lisa Germano, The Black Keys, etc.), il convient de revenir sur l’aventure trépidante qu’a constituée la carrière des Kills depuis le début des années 2000. L’aventure jusqu’au-boutiste et sans concession d’un groupe qui, tout en cherchant à continuellement évoluer, n’a jamais renié les idéaux qui ont forgé son identité.
Tout démarre précisément en l’an 2000, année marquant le début d’un nouveau millénaire ainsi que de l’histoire qui nous intéresse ici. Un jour, dans un hôtel londonien, Alison Mosshart, jeune Américaine originaire de Floride en tournée avec son groupe de punk hardcore Discount, entend jouer de la guitare dans la chambre du dessus. Elle est si attirée par ce qu’elle entend qu’elle ne peut s’empêcher d’aller à la rencontre du guitariste en question. Celui-ci s’appelle Jamie Hince et, de dix ans son aîné, il a fait partie du groupe Scarfo dans les années 90. Entre les deux, la connexion est immédiate. Ils savent alors qu’ils ont rencontré leur âme sœur, étant eux-mêmes stupéfiés par ce qu’ils ont en commun. Par la suite, quand Alison est en Angleterre, elle passe son temps dans le squat londonien où vit le guitariste. Au départ fortement influencée par Fugazi, elle veut maintenant quitter son groupe et créer une autre musique avec Jamie qui lui fait découvrir notamment Captain Beefheart et PJ Harvey. Pour débuter, pendant plusieurs mois, tous deux s’échangent des enregistrements à travers l’Atlantique. Puis, en 2001, Discount se sépare et Alison quitte la Floride pour venir à Londres vivre et répéter avec Jamie.
Ils décident alors de faire table rase du passé, estimant qu’il s’agit maintenant de l’année zéro de leurs carrières. Pour cela, ils vont jusqu’à adopter chacun un pseudonyme, VV pour elle, Hotel pour lui. Ils commencent à écrire ensemble des chansons, dans un style punk-blues dépouillé, en duo guitare-voix, avec l’aide également d’un séquenceur Roland 880 qui les accompagnera ensuite pendant des années. Ils font circuler une première maquette qui suscite vite un contrat avec Domino. C’est sur ce label qu’ils sortent en 2002 leur premier EP intitulé “Black Rooster”. La pochette de ce disque fait polémique puisqu’y figure la mémorable photo de Florence Rey, jeune femme responsable, avec son compagnon Audry Maupin, d’une fusillade sanglante dans les rues de Paris le 4 octobre 1994.
Le duo, qui vient de prendre le nom de The Kills, a toujours été fasciné par l’épopée nihiliste de ce couple, s’identifiant à eux tout en n’utilisant clairement pas les mêmes moyens. Le groupe le dit lui-même, il n’a jamais cherché la sécurité mais le danger, préférant l’inconfort plutôt que la tranquillité. Après une première tournée internationale de deux mois, ils entrent à Toe Rag, studio analogique londonien où les White Stripes ont également enregistré leur fameux album “Elephant” (à leurs débuts, les Kills ont souvent été comparés au duo américain). Ils y passent deux semaines et y gravent sur bande magnétique les douze chansons qui vont constituer leur premier album “Keep on Your Mean Side”. Cet album sort le 10 mars 2003.
Dès le départ, sur ce premier disque, les Kills se posent en hors-la-loi du rock’n’roll, affichant, en Bonnie & Clyde du renouveau rock de ce début de siècle, leurs photos d’identité et leurs empreintes sur la pochette, sachant jouer avec l’ambiguïté d’un nihilisme plus ou moins affiché, assumant l’aspect sauvage et menaçant du duo comme de leur musique. Sur “Keep on Your Mean Side”, le minimalisme des moyens n’empêche pas le maximalisme des émotions. En réalité, à l’écoute de ce disque, nous entrons dans une véritable bacchanale électrique où l’on perd tous ses repères, où nous suivons aveuglément le rythme imprimé par le duo, les riffs produits par Jamie Hince nous cisaillant le corps et l’esprit (“Pull a U”). Nous sommes brinquebalés, secoués par les rythmes affolants composés par le groupe (“Hitched”). Cette musique faite pour baiser comme pour se battre (« fuck and fight » répété à plusieurs reprises sur “Black Rooster”), capable de nous griller les neurones en deux minutes chrono (“Fried My Little Brains”) s’avère plus puissante et plus dangereuse que la plus déconseillée des drogues.
Les Kills sont aussi capables de morceaux plus calmes mais, que ce soit avec “Wait” ou “Kissy Kissy”, blues cradingues et décharnés enregistrés au fin fond de la cave, tension et paranoïa sont de mise. On retrouve alors l’empreinte du Velvet Underground que le groupe a toujours considéré comme sa plus grande source d’inspiration. Mais un Velvet d’une affolante sensualité portée par la voix lascive d’Alison Mosshart. Le groupe peut certes apparaître séduisant et attirant au premier abord mais il se révèle surtout asocial, ne cherchant pas à plaire, étant plutôt capable de mépriser les autres (“Fuck the People”) et voulant vivre à l’écart, produisant de l’art comme s’il s’agissait d’un besoin viscéral venant directement des tripes.
Après la tournée consécutive à la sortie de ce premier opus, les Kills ont mis en pratique cette volonté de vivre à l’écart pour composer les morceaux du disque suivant. Ainsi, ils s’isolent pendant trois semaines, sans contact avec l’extérieur, à Benton Harbor dans le Michigan, ville située entre Detroit et Chicago, détruite à la suite des émeutes de Detroit de 1967, à la population en majorité noire et pauvre. Ils n’y emportent que le strict nécessaire pour écrire dans l’urgence et la frénésie, souvent la nuit. Cela donne “No Wow” qui, en 2005, présente une musique tendue et nerveuse ne cherchant pas du tout à être avenante et se révélant surtout méchante, sauvage et indomptée.
Par rapport au premier album, le groupe cherche à réaliser quelque chose de plus dansant et rythmé. Seulement, c’est plutôt pour danser dans une camisole de force, rendu fou par cette musique qui électrise le corps tout entier (“Love Is a Deserter”), qui file des frissons se transformant rapidement en décharges électriques orgasmiques (“At the Back of the Shell”), ces chansons semblant prôner la haine plutôt que l’amour (“I Hate the Way You Love”). Quand on réussit à danser plus libéré, c’est pour rejoindre un Macumba des bas-fonds, des rues sombres et malfamées où l’on manie davantage le cran d’arrêt que le smartphone (“The Good Ones”).
Les Kills nous procurent ainsi une sensation de danger par vinyle interposé. Mais le groupe est aussi capable, comme si de rien n’était, de poser là une magnifique ballade country-blues qui touche droit au cœur (“Rodeo Town”) avant de nous électriser de nouveau mais de manière peut-être plus insidieuse et cachée (“Murdermile”). Heureusement, le duo sait calmer le jeu avec le dernier morceau “Ticket Man” où un piano semble errer hagard, comme l’auditeur après l’intense expérience qu’il vient de vivre.
Avec ce second album, les Kills avaient donc déjà montré leur envie d’aller vers une musique plus dansante, se rapprochant quelque peu de l’électronique. Cela va s’accentuer avec “Midnight Boom”, le disque suivant qui, avec l’aide du producteur Alex Epton alias XXXChange, s’avérera une tentative intéressante de mélange entre garage rock, hip-hop et electro pop. Cette fois-ci, l’électricité se met complètement au service du rythme. Sur cet album sorti en 2008, le groupe apparaît alors moins effronté, un peu apprivoisé, et donc inévitablement moins attirant. La guitare est moins mise en avant et The Kills s’appliquent surtout à chercher des idées pour marquer le rythme (par exemple, les claquements de mains sur “Black Balloon”) sur des morceaux plus courts que sur les précédents disques, certains durant même moins de deux minutes (“Alphabet Pony” en particulier).
Après une succession de sons électroniques et de cadences échevelées, l’album se clôt finalement sur une chanson calme avec “Goodnight Bad Morning”, dominée par le piano et la guitare acoustique. Le groupe a donc su évoluer et se diversifier, mais pour finalement apparaître moins séduisant. Quant à ses membres, après ce disque, ils vont aussi être amenés à se diversifier. Après avoir sympathisé avec Jack White pendant la tournée que les Kills effectuent avec les Raconteurs pour promouvoir “Midnight Boom”, Alison Mosshart décide ainsi de former avec lui le supergroupe The Dead Weather qui sortira par la suite trois albums : “Horsehound” en 2009, “Sea of Cowards” en 2011 et “Dodge and Burn” en 2015.
C’est en 2011 que le duo fait son retour discographique avec “Blood Pressures” coréalisé avec le producteur Bill Skibbe. Et c’est vraiment sur cet album qu’ils réussissent le mieux leur alliage entre l’électricité sauvageonne des débuts et la recherche de rythmes effrénés présente depuis “Midnight Boom”. Les Kills semblent assagis, plus sociables et moins farouches, mais ils ne cherchent toujours pas à plaire, étant seulement un peu plus partageurs et collectifs, à l’image des titres “Satellite” et “DNA” où des choristes gospel sont invitées. Les morceaux sont accrocheurs et séduisants mais toujours pas putassiers, toujours aussi exigeants. L’album est encore très rythmé, capable de riffs cinglants (sanglants ?) comme sur “Heart Is a Beating Drum” mais aussi de belles trouvailles sonores pour marquer le rythme, notamment cette impression d’entendre rebondir des balles de ping-pong sur ce titre, le suivant “Nail in My Coffin” ainsi que “DNA”.
Le groupe est aussi capable de moments plus calmes, que ce soit avec la très courte ballade d’apparence désenchantée “Wild Charms”, “Baby Says” qui, comme beaucoup d’autres titres sur ce disque, fourmille d’une multitude de détails sonores ou surtout “The Last Goodbye”, émouvant morceau au piano sur lequel Alison n’a peut-être jamais aussi bien chanté. Tout de même, vers la fin, nous avons droit à moins de surprise, les derniers titres étant souvent des redites en moins bien des précédents. Néanmoins, avec “Blood Pressures”, les Kills font preuve d’un vrai sursaut créatif qui n’est pas que musical puisque, quelques mois après la sortie de ce disque, le duo publie aussi l’album photo “Dream and Drive” créé par le photographe Kenneth Capello, la parution de ce livre se faisant en parallèle à une exhibition à la Milk Gallery de Londres.
Malheureusement, la carrière des Kills connait un vrai coup d’arrêt en 2013 quand Jamie Hince se coince la main gauche dans la portière d’une voiture, et doit alors se faire opérer à cinq reprises. Malgré ces interventions, il perd l’usage de son majeur. Outre le retard qu’il occasionne dans la carrière du groupe, cet événement entraîne également pour eux un changement de style et d’instruments puisque Jamie doit réapprendre à jouer de la guitare. Et ce n’est donc qu’en 2016 que les Kills sortent leur cinquième album “Ash & Ice”. Avec ce disque, ce duo qui nous a tant fait vibrer par le passé rentre à ce moment-là tristement dans le rang. Leurs chansons sont moins électriques, moins violentes et moins jusqu’au-boutistes qu’auparavant. Elles sont moins débridées, plus maîtrisées, l’âme et le cœur de l’auditeur s’en retrouvent inévitablement moins secoués.
Il faut reconnaître le très bon travail de production pour mixer tous ces sons aussi électriques qu’électroniques mais tout cela procure nettement moins de sensations fortes que dans leurs jeunes années. Le fait que Jamie doive jouer différemment de la guitare a sûrement contribué à rendre ces chansons moins tranchantes et plus inoffensives. Le son est peut-être plus moderne, plus dans l’air du temps mais cela rend surtout le groupe plus commun. Plus commun, il l’est également sur scène où ils étaient jadis capables de retourner une foule rien qu’à eux deux mais où, pour la tournée qui suit la sortie de ce nouveau disque, ils sont accompagnés d’un joueur de synthés et d’un batteur comme n’importe quel groupe lambda.
Pendant longtemps, les Kills ont été un groupe unique, ils proposent désormais quelque chose de franchement plus standardisé. En outre, ils n’ont pas sorti de nouvel album depuis “Ash & Ice”, depuis six longues années donc. Il y a bien eu l’EP “Echo Home” en 2017, les reprises de chansons de Saul Williams et Peter Tosh en 2018, mais on attend toujours de ce duo jadis si galvanisant un nouveau recueil de chansons inédites. En 2020, il en est même réduit à faire ses fonds de tiroir en regroupant sur la compilation – certes de qualité – “Little Bastards” des faces B et raretés datant des années 2000. Plutôt que d’essayer de nous faire perdre la raison une nouvelle fois, le groupe préfère convoquer son glorieux passé.
Artistiquement, les Kills ne sont donc plus un groupe de premier plan aujourd’hui. Ils sont rentrés dans le rang, ne nous touchent plus vraiment et s’ils nous surprennent, c’est plutôt dans le mauvais sens. Mais il ne faut pas oublier pour autant tout ce qu’ils ont apporté, à quel point ils ont su électriser voire rendre folles de nombreuses personnes qui ont pu les écouter. Si Lou Reed a eu sa vie sauvée par le rock’n’roll, au début des années 2000, notre croyance, notre foi en cette musique le fut par les Kills.