Cela fait déjà une quinzaine d’années que l’on croise, à intervalles plus ou moins réguliers, la silhouette élégante, la voix grave et les mots choisis de Florent Nesles. Quatre ans après “Permafrost”, l’auteur-compositeur-interprète – par ailleurs initiateur des soirées et du festival Walden, précieux rendez-vous du meilleur de la scène française – est revenu en fin d’année dernière avec un troisième album très réussi. “Arsenic” célèbre, comme Bashung ou Tue-Loup avant lui, les noces entre une certaine tradition de la chanson poétique en français et une belle ambition musicale, loin d’une simple copie d’influences anglo-saxonnes. Morceau par morceau, Nesles évoque pour nous son travail d’écriture, l’enregistrement, les choix d’instrumentation et de production, et sa collaboration féconde avec le fidèle Alain Cluzeau.
Pégase
Ouvrir par ce titre très acoustique où dominent guitare, ambiances et
cordes, est une idée d’Alain Cluzeau, le réalisateur de l’album.
“Pégase” constitue ainsi une sorte de liaison naturelle avec “Permafrost”,
l’album précédent, dont la teneur générale était plus boisée. La première
fois que j’ai entendu le morceau mixé en studio, ça a été un choc
émotionnel presque trop difficile à surmonter. Mais grâce à Alain qui aime
particulièrement cette chanson, j’ai tenu.
Goudron
Passer en revue les thématiques de “Permafrost” pour les jeter aux orties
me plaisait beaucoup. C’est presque un manifeste. “Goudron” a été
principalement composé, écrit et interprété de nuit. Il me semble que cela
s’entend… C’est également l’un des trois titres sur lesquels joue Matthew
Swanson, du groupe Lambchop. Matthew tenait à savoir ce que j’attendais
précisément de lui. Il a fallu que je lui explique de quoi parlaient mes textes
– ce que je déteste faire en général. Quand j’ai reçu ses lignes de basse, je
ne les ai quasiment pas modifiées. Tout était là. La fluidité de son jeu est
saisissante. Et j’adore ce type. Quand le batteur d’“Arsenic” a enregistré
sur les lignes de basse de Matt, ça nous a semblé à la fois complètement
fou et évident. Alchimique.
Spleen
Sur cette chanson, l’envie d’un duo s’est imposée assez rapidement. Je
voulais éviter le monologue intérieur un peu attendu que ce genre de
thématique induit. J’hésitais entre Armelle Pioline et Tracey Thorn, du
groupe Everything But The Girl, mais comme Tracey était en train d’écrire un
roman, donc indisponible, cela s’est tout naturellement fait avec Armelle.
Elle a su apporter un timbre suave et mélancolique parfait pour ce titre, une
sorte de désinvolture aussi qui n’était pas pour me déplaire.
Cassandre
Premier morceau écrit pour l’album, enfin je crois, et première double
déclaration d’amour. Les mouvements et circonvolutions des cordes me
donnent le frisson chaque fois que je les entends, tout autant que l’arrivée
de cette boîte à rythmes hybride qui entraîne les autres instruments à sa
suite en une mesure à peine. C’est aussi la première fois que j’utilisais un
Moog et un Stylophone. L’ingé son a fait un travail absolument remarquable
sur ce titre.
Cyclamens
« Le monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous », dit Jean-
Pierre Léaud dans “La Maman et la Putain”. Les enfants sont ce que
l’humanité a de plus précieux, avec la mer, les oiseaux, et quelques autres
rares trucs. Cette chorale dans laquelle chantent mon petit garçon et ses
camarades de classe, et que viennent bénir les cloches d’églises sur l’ad lib
de fin est un vrai cadeau. L’enregistrement s’est fait au conservatoire Mozart
de Paris, et ça a été un moment incroyablement joyeux, plein de vie et
d’émotion. Alain était comme un poisson dans l’eau au milieu de tous ces
gamins. Je garde un souvenir très émouvant de l’instant où nous avons
entendu surgir et se mêler à l’ensemble des instruments et à ma voix le
chœur des enfants.
Fourrure apache
Adolescent, il y avait ce type que j’aurais voulu être. Un musicien,
compositeur, chanteur. Une sorte de mentor avec lequel je passais
beaucoup de temps. Si, comme bien souvent dans ce genre de relation, j’ai
été finalement déçu, je n’ai jamais oublié ce que je lui dois. Cette chanson
parle de ça. La plupart des types qui, comme lui, ont contribué à m’ouvrir
les oreilles et à me donner le goût de la langue française, ont arrêté la
musique –] ou disparu. Pour moi, ils ont ouvert la voie à cette possibilité de
mélange entre rock, punk, pop, folk, new wave et langue française sans que
ce soit tarte ou vulgaire. Certains de ces types ont laissé des cassettes, des
45-tours, des maxis, rarement des albums. Tout le monde s’en fout. Pas moi.
J’ai un côté fétichiste avec ça. Et je me sens redevable. Parfois je recroise
certaines de ces figures presque tutélaires…
Incendie
À l’origine de ce titre, il y a un film qui ne s’est pas fait et qui parlait de
déambulations sur les toits de Paris. J’en ai gardé le squelette rythmique, la
mélodie, quelques bribes d’arrangements, une forme d’humeur, et puis j’ai
tout explosé, tout refait. Je crois que je lisais la Bible à ce moment-là, ou
William Blake, je ne sais plus – ça a dû jouer sur l’écriture du texte… C’est un
des morceaux les plus aérés de l’album, je trouve, et j’aime son souffle.
Sonatine
Il est important pour moi que “Sonatine” soit avant tout perçu comme une
hymne joyeux, héroïque, un bras d’honneur, gai et léger à cette ambiance
de fin du monde dans laquelle nous baignons ces temps-ci. C’est un titre
que j’ai adoré écrire et que j’adore chanter sur scène. J’avais des visions
d’apocalypse et de danse de Saint-Guy en l’écrivant. C’était très ambivalent.
Arsenic
J’ai toujours aimé les instrumentaux qui rompent les enchaînements parfois
trop prévisibles d’un album. Ça doit venir de toute cette musique classique
que j’entendais dans mon enfance (mon père n’écoutait pas autre chose),
du jazz (un peu), de BO de films (beaucoup), de certains génériques
d’émissions de télé des années 60 et 70, et aussi de faces B ou de titres
expérimentaux – comme “Revolution 9” sur le “double blanc” des Beatles.
Sulfür
Là encore, c’est une idée d’Alain de conclure l’album avec ce titre. Alain est
très doué pour agencer les morceaux, trouver un ordre cohérent, graduer
les événements musicaux. C’est très difficile à faire. Il a un recul que je n’ai
pas, ce qui lui donne une plus grande liberté – quitte à dynamiter ce qui
nous semblait évident. Je me souviens avoir voulu tester “Sulfür” sur scène
avant de l’enregistrer. Ce que j’ai fait en jouant en première partie de The
Apartments, à Poitiers. Excellent souvenir. À la fin du morceau, j’avais
l’impression de baigner dans un flot de particules. C’est vraiment à partir de
ce moment-là que j’ai senti que je me lançais dans “Arsenic”.
Photos : Julien Bourgeois.