Vingt ans jour pour jour après sa sortie, retour sur le premier album des Américains, qui a ouvert la voie à toute une vague de nouveaux groupes, dans ce qu’on appelait alors le “retour du rock”. Une période stimulante qu’il convient de redécouvrir.
Au printemps 2001, en ces temps reculés pré-11 Septembre où l’étranger n’était pas encore largement vu comme un ennemi et où une certaine concorde nationale (et internationale) semblait encore exister, je logeais, pour ma part, dans mon petit studio d’étudiant. Le soir, quand je ne me perdais pas dans d’inévitables soirées étudiantes ou quand je ne me penchais pas sur mes cours, j’avais l’oreille collée à mon radiocassette (eh oui, on était en 2001 !), dans une quête éperdue de nouveautés musicales, à l’écoute de la légendaire émission de Bernard Lenoir. A ce moment-là, je n’étais pas vraiment verni puisque, même chez Lenoir, c’est l’electroclash qui dominait. Par exemple, il est difficile de comptabiliser le nombre de fois où, à cette époque, il passa Miss Kittin & The Hacker dans son émission, pour mon plus grand déplaisir. Jusqu’au jour où j’entendis une chanson au son saturé, sale et impoli qui m’intrigua fortement. L’animateur nous dit alors que celle-ci s’intitulait “The Modern Age” et qu’elle était l’œuvre d’un groupe new-yorkais appelé The Strokes. Bien sûr, snobinard en herbe comme je l’étais alors, je ne pus m’empêcher de sortir un lapidaire “ça ressemble trop au Velvet”, voulant étaler ma science et mettre en avant ma connaissance prétendument approfondie du groupe de Lou Reed. Certes, cette chanson pouvait donner l’impression d’être un inédit de l’album “White Light/White Heat”. Mais surtout, elle tranchait fortement avec ce qui se faisait alors. De plus, on le verra par la suite, elle se présentait clairement comme la porte d’entrée vers de nouvelles opportunités, de nouvelles sensations qui, pour ce qui me concerne, m’étaient largement inconnues. En réalité, je ne me rendais pas compte de la déflagration, de l’onde de choc qu’allaient représenter cette chanson et l’album qui allait suivre. Car oui, les Strokes allaient sortir un album et celui-ci marquerait le début d’une belle aventure.
Pour revenir sur la genèse du groupe, The Strokes (que l’on peut traduire aussi bien par “les coups” que par “les caresses”, signe déjà de l’ambiguïté recherchée) se sont formés à la fin des années 90 autour de Julian Casablancas. Au cours de sa scolarité dans de chics écoles new-yorkaises, le fils de John Casablancas, fondateur de l’agence de mannequins Elite, avait eu l’occasion de sympathiser avec quelques camarades au point d’envisager de monter un groupe de rock. Ecumant les salles de concert du Lower East Side, ce jeune combo finit par être remarqué par Ryan Gentles, dénicheur de talents au Mercury Lounge, une salle réputée à New York. Celui-ci les programma pour une série de concerts à la fin de l’année 2000. C’est également à ce moment-là que les Strokes furent contactés par Gordon Raphael, le propriétaire d’un petit studio d’enregistrement à New York. Ils décidèrent d’y enregistrer un EP de trois titres.
Alors que la popularité du groupe ne cessait de grandir dans la Grosse Pomme, ce disque attira l’attention de Geoff Travis, le fondateur du label Rough Trade en Angleterre. Après avoir entendu, selon la légende, les chansons par téléphone, l’Anglais décida de sortir le disque sur son label. Cette sortie fut effective le 29 janvier 2001 en Angleterre. Même si cet EP intitulé “The Modern Age” sonnait juste comme une bonne démo, il dégageait déjà une énergie électrique communicative, à contre-courant de ce qui se faisait à l’époque. D’ailleurs, il ne tarda pas à électriser aussi bien le public que la critique, celle-ci n’hésitant pas à qualifier le groupe de “sauveurs du rock”, comme a pu le dire le “New Musical Express” dans un article de mai 2001 (en même temps, le “NME” n’était pas du genre à faire dans la nuance). Les articles étaient dithyrambiques et le public suivait également, la tournée britannique montée après la sortie de l’EP affichant complet. Ryan Gentles quitta alors son emploi au Mercury Lounge pour devenir leur manager à plein temps pendant que les maisons de disques se disputaient le groupe, celui-ci finissant par signer chez RCA en mars 2001, pour le marché américain.
A ce moment-là, il est clair que les Strokes faisaient l’objet d’une très grosse hype, apparaissant nettement comme la sensation new-yorkaise du moment. Il est peu de dire que leur album était très attendu. Après un premier essai infructueux avec Gil Norton, producteur des Pixies entre autres, le quintette retourna en studio avec Gordon Raphael, avec l’intention que l’album sonne comme “un groupe du passé qui fait un voyage temporel dans le futur pour faire son album”, comme l’avait demandé Julian Casablancas au producteur new-yorkais. Ensemble, ils passèrent six semaines en studio, durant lesquelles ils reçurent notamment la visite, sous forme de léger coup de pression, de Steve Ralbovsky, celui qui les avait fait signer chez RCA, qui s’inquiétait des chansons proposées par le groupe et qui craignait que l’album n’obtienne pas le succès escompté. L’album intitulé “Is This It” sortit finalement le 30 juillet en Australie, le 22 août au Japon et enfin le 27 août en Europe (soit il y a vingt ans, jour pour jour).
Arrêtons-nous tout d’abord sur la pochette de l’album, aujourd’hui entrée dans l’histoire, cette photo iconique représentait une main gantée de cuir posée sur un postérieur féminin nu. Elle était l’œuvre du photographe Colin Lane qui avait pris en photo sa copine de l’époque à sa sortie de la douche. Bien sûr, cette photo ne pouvait pas convenir à la prude Amérique et elle est l’une des raisons du décalage entre les sorties européenne et américaine de l’album, celui-ci ne sortant que le 9 octobre aux Etats-Unis, avec une nouvelle pochette représentant un dessin de collision de particules. L’autre raison de ce décalage était le retrait de la chanson “New York City Cops”, considérée déplacée après les attentats du 11 Septembre (avec son fameux refrain “ New York City Cops, they ain’t too smart”) et remplacée par la chanson “When It Started”. Ce changement était d’ailleurs voulu par le groupe lui-même.
Musicalement, réécouter cet album vingt ans plus tard procure une drôle de sensation. Il apparaît alors comme délivrant une sorte d’euphorie électrique particulièrement contagieuse, et surtout très bénéfique durant la période contrariée que nous traversons. Ce rythme au cordeau, ce mélange de mélodie et de tension, ce côté à la fois pop et accrocheur et, en même temps, crade et impur, comme tout droit sorti d’une cave enfumée au cœur de la nuit, tout cela s’avère particulièrement excitant, peut-être plus encore qu’à l’époque. Du rythme frénétique de “Barely Legal” à l’hymne punk “New York City Cops”, en passant par le tube indémodable “Last Nite” ou encore “Hard To Explain”, morceau typique des Strokes, aussi destroy que mélodieux, le vieux fan comme le novice ne peuvent qu’être submergés par cette libération électrique particulièrement salutaire aujourd’hui comme à l’époque. En effet, après les hymnes pour stades de foot d’Oasis, après le lyrisme à prétention expérimentale de Radiohead, en ce début de millénaire, le rock rentrait enfin au garage, l’endroit où il était né et où il avait produit nombre de ses œuvres les plus galvanisantes.
Bien sûr, même si les critiques furent très élogieuses, nombreux sont ceux qui constatèrent, à raison, que les Strokes n’avaient rien inventé. La frénésie des Feelies, l’entrelacement de guitares de Television, le son saturé et le chant sardonique du Velvet Undeground faisaient, de manière évidente, partie des ingrédients détonants de cette nouvelle potion magique. Il est clair que les influences du groupe étaient assez visibles mais elles étaient exprimées selon une nouvelle grammaire qui apparaissait vraiment unique sur le moment, et ils étaient bons pour ça. Outre la relative évidence de leurs influences, leur étaient également reprochées leurs origines privilégiées. Le fait de venir de la haute bourgeoisie new-yorkaise, le fait d’avoir été éduqués dans les plus grandes écoles de la ville (et même dans un prestigieux internat suisse pour Julian Casablancas et le guitariste Albert Hammond Jr.) les faisaient apparaître comme illégitimes, aux yeux de certains, pour être de vrais rockeurs.
Vieux débat datant au moins de Joe Strummer à qui on reprochait de jouer du punk-rock alors qu’il était fils de diplomate. Toujours est-il que, pour les Strokes, leurs cheveux ébouriffés, leurs jeans élimés et leurs vestes étriquées semblaient contradictoires avec leur profil de “gosses de riches”. Mais justement, en plus de sa musique, le groupe a aussi démontré qu’il avait du style, une coolitude particulièrement attirante et susceptible d’être largement imitée. Dans les années qui ont suivi la sortie de “Is This It”, de nombreux clones des Strokes sont ainsi apparus, des jeunes cherchant à leur ressembler, tant sur le plan vestimentaire que musical.
A sa sortie, l’album a connu un vrai succès outre-Manche ainsi que dans une bonne partie de l’Europe. En revanche, cela n’a pas été vraiment le cas aux Etats-Unis (les craintes de Steve Ralbovsky du label RCA étaient donc fondées), l’album ne dépassant pas la 33ème place au classement Billboard. Cependant, l’influence de ce disque a été considérable. En plus de l’admiration que le groupe suscitait et qui a occasionné l’apparition de multiples copieurs avides d’être les nouveaux Strokes, comme à l’époque de la British Invasion ou durant la période punk, les maisons de disques se sont ruées sur tous les groupes à guitares ressemblant de près ou de loin aux Strokes, en espérant obtenir autant de succès qu’eux. Durant la première moitié des années 2000, on a ainsi assisté à un véritable raz-de-marée de nouveaux groupes qui, toutes guitares dehors, cherchaient à décrocher la timbale à coup de singles ravageurs et d’albums souvent plus oubliables. Chaque semaine, au moins une nouvelle formation apparaissait, la Telecaster en bandoulière et la mèche de travers, prête à conquérir le monde. De Hoggboy aux Star Spangles, en passant par les Paddingtons et autres Others (au nom vraiment prédestiné), ces groupes pullulaient, sortaient un voire, dans le meilleur des cas, deux albums avant de rapidement disparaître.
Heureusement, cette nouvelle vague a permis aussi de découvrir des nouveaux groupes qui ont su tirer leur épingle du jeu, bien souvent en raison de compositions qui tenaient vraiment la route. Et c’est vrai qu’entre le romantisme déglingué des Libertines (présentés à l’époque comme “la réponse britannique aux Strokes”), la grâce féline des Kills, les irrésistibles bombinettes de Franz Ferdinand ou encore le postpunk régénéré de Bloc Party pour citer les principaux, il y avait de quoi ravir nos oreilles au plus haut point. A titre personnel, j’ai intensément vécu cette période, fréquemment excité par les nouveaux groupes qui apparaissaient, qu’il s’agisse des seconds couteaux ou d’artistes de plus grande valeur. Au bout du compte, ce sont les Arctic Monkeys, groupe anglais ouvertement influencé par les Strokes (Alex Turner, le leader du groupe, a reconnu avoir écouté “Is This It” en boucle au collège, tout en cherchant à ne surtout pas imiter les Américains), qui ont un peu mis fin à ce mouvement, la mode des groupes à guitares étant quelque peu passée après la sortie de leur premier album au début de l’année 2006. Les Arctic Monkeys ont eu beaucoup de succès, en ont d’ailleurs toujours avec une musique qui a su évoluer, mais, après eux, la flamme s’est vraiment éteinte, le rock’n’roll ne semblant plus faire vendre.
Quant aux Strokes, sur la lancée de “Is This It”, ils ont sorti, deux ans plus tard, un second album intitulé “Room on Fire”, sur lequel la spontanéité des débuts s’était quelque peu étiolée même si l’énergie était toujours là. Un troisième lui succédera en 2006 avant que des dissensions apparaissent au sein du groupe, la franche camaraderie n’étant plus vraiment là, au point d’en arriver, pour l’album suivant “Angles” sorti en 2011, à ce que Julian Casablancas enregistre ses parties vocales séparément et à distance des autres. Il faut dire que les différents membres du groupe étaient, à l’époque, occupés par différents projets parallèles. Cela explique sûrement que, après l’album “Comedown Machine” sorti en 2013, il ait fallu sept ans avant de voir poindre son successeur. C’est avec ce nouvel opus intitulé “The New Abnormal”, le sixième donc, que la formation semble avoir retrouvé une certaine cohésion. S’il ne s’est pas montré aussi électrisant que ce qu’ils faisaient vingt ans plus tôt, ce disque a quand même rencontré un certain succès, tant critique que public.
Finalement, même s’il ne s’est pas montré aussi révolutionnaire que certains grands disques qui ont marqué l’histoire, le premier album des Strokes a quand même eu une influence considérable dans bien des domaines, y compris la mode. Surtout, il a ouvert la voie à une flopée de groupes s’escrimant sur leurs guitares comme si leur vie en dépendait. Il a permis de raviver une flamme que l’on croyait éteinte et de vivre une période épique, énergique, excitante. Je peux en témoigner, ce fut véritablement grisant, et mon radiocassette lui-même n’est pas près de l’oublier.
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