L’Italien Iosonouncane ose non pas le double album mais le triple sec après son solaire “DIE”, le tout en sabir maghrébino-européen. Entre perte de repères et choc des cultures, pour le meilleur comme pour le pire, Iosonouncane ne décolère pas.
À l’heure où l’on pleure encore Franco Battiato, l’Italien Iosonouncane sort son quatrième album fort attendu. Iosonouncane est un véritable phénomène de la pop italienne, encensé comme le nouveau Battisti. Son album “DIE” (2015) a été un véritable succès populaire et critique. Chose étrange, il a même réussi à faire son chemin au-delà des Alpes, a bénéficié de multiples rééditions jusqu’à une consécration au festival Primavera Sound deux ans après la sortie du disque. Une aisance et une plasticité mélodique proches de Lucio, des textes travaillant la langue comme celle de Franco. La relève est là, soulignaient presse et aficionados : c’est dire l’amplitude de l’expectative et la pression sur les épaules de Iosonouncane.
Une seule solution pour sortir de l’ornière créative. Prendre le contre-pied, pousser encore plus loin la recherche et l’ambition. Ce qui n’est pas sans risque…
“DIE” (les jours en latin) était touffu et lumineux comme la végétation sous le soleil de Sardaigne. La poésie de Iosonouncane reposait sur des boucles de textes réagencés comme les samples qui structuraient la musique. Des machines, des collages donc, et une humanité qui débordait partout par la puissance d’une voix rocailleuse et une guitare folk utilisée à plein régime. “Stormi” (Orages), disque d’or, nous secouait alors et encore aujourd’hui.
Si la production cherchait aussi à malmener une chanson folk disons traditionnelle (les chansons de “DIE” dépouillées tiendraient fort bien en solo), elle cherchait aussi à donner de l’épaisseur à l’aide de chœurs, de cuivres, d’infrabasses. “DIE” était une fête des sens, des goûts, des couleurs, de la nature pleine et entière. L’album de la dépense dionysiaque.
“IRA” s’oppose en tous points à “DIE”. Ici, “IRA” n’est pas l’acronyme de L’Armée républicaine d’Irlande mais la COLÈRE. La colère et les jours donc. La colère a remplacé les plaisirs.
Triple album gris, à figure humaine fondue dans le brouillard. 17 titres s’écoulant bien au-delà des 3 minutes réglementaires pour s’évanouir dans les 7, 8 minutes. “IRA” n’est pas de son temps et pourtant scrute le nôtre avec attention et engagement politique. “IRA” est contre “DIE”. C’est la part noire, le revers d’un hédonisme européen consumériste et autosatisfait, droit dans ses bottes et circonscrit dans ses frontières. “IRA” déborde des cadres, envahit, fait taches sourdes.
Finie la poésie circulaire et solaire, celle d’“IRA” est fragmentée, faite de ruptures, de plis de signifiants, d’apparitions de signifiés reconnus. C’est un monde connu et inconnu, proche et lointain. Les textes sont un sabir, un collage de mots anglais, espagnols, italiens, français, arabes pour la plupart. On distingue quelques autres occurrences d’allemand ou de suédois peut-être. On est dans un langage poétique plutôt méditerranéen, une protolangue qui n’en est pas une. Une métaphore langagière de ce que peut être, sans doute, un esprit détruit de migrant en route pour d’autres horizons, forcément indéfinis, grappillant ce qu’il peut de vocables nécessaires et qui devront recomposer ce qu’il faudra malgré tout appeler une identité.
Voilà des paroles bien difficiles à chanter et à écouter. La parole écrite déformée par la prononciation élabore également une polysémie ou un éclatement des sens. C’est une poésie povera, faite avec les moyens du bord, recelant moments de grâce, obscurité totale, trouvaille langagière. Écouter “IRA” est une épreuve et une joie.
Pour véhiculer cela, il fallait se livrer à un travail collectif, fait d’improvisations musicales avec un groupe solide et éprouvé lors des tournées de “DIE”. Pour soutenir le travail textuel, il fallait des coulées, longues, riches, cabossées, heurtées parfois, généralement sombres mais heureusement trouées çà et là de larges puits de lumière. Pour le parcourir, il faut s’immerger, prendre le temps du cheminement, ne pas se laisser aller à la tentation du grappillage, de l’essentiel et de l’urgence. On retrouve ce qui a présidé au triple album de Mendelson, une immersion dans une noirceur subjective dure. Quelque chose que l’on ne fait pas tous les jours mais qui marque durablement.
Musicalement, “IRA” est un album européen, maghrébin, américain. Langues locales contre l’impériale, résistance et assimilation de particularismes culturels contre globalisation musicale. Iosonouncane prend le parti qui fut celui de Radiohead après son apogée au firmament du rock : jouer des distorsions de formes rock classiques, introduire de l’exogène (ici l’arabisant “Jabal”), des soli de guitare jazz rock surprenants sur une nausée de claviers (“Ojos”), tenter les montées dissonantes, les percussions hétérodoxes (“Prière”), aller encore plus loin sur les sentiers perdus de montagnes musicales (“Hajar”, 11 minutes).
C’est en tout cas dans ces denses coulées de magma musical que l’ensemble s’agglomère et se tient. Iosonouncane, au sommet de son succès, utilise toutes les latitudes données pour prendre des risques, joue son rôle d’artiste, bouscule les attentes, met le doigt sur ce qui fait mal.
C’est son Dies Irae.
Avec l’aide de Johanna D., sulla riva sei tu.
“IRA” est sorti le 14 mai 2021 chez Sony.