Dernière porte avant embarquement pour l’éternité. Le dernier Molina en solo et en formes courtes, dans ses vieux oripeaux majestueux.
Commençons par le Bureau des Plaintes. Que Secretly Canadian, notre maison mère refuge, coffre à trésors des années 2000 (Songs:Ohia, Scout Niblett, Jens Lekman, Damien Jurado… pour ne citer que les pépites maison ou assimilées) surfe sur les produits à cash-flow, comme cette prometteuse petite culotte Okay Kaya, Sex with me is mediocre, citation de « Asexual Wellbeing », sortie cette année, ou encore l’exploitation faisandée de la mort de Molina, archives et produits dérivés, tout cela nous rend moroses et désolés. Après nous avoir vendu « Autumn Bird Songs », ultimes démos un pied dans la tombe, on nous ressort ce supposé ultime album de Jason Molina. 25 minutes au compteur et 2 faces garnies à moitié. Tant qu’à faire, une face comportant les titres et une autre avec des gravures de Will Schaff aurait été plus élégant et plus simple à l’écoute. Encore une fois, comme pour le « Live at La Chapelle« , un packaging limité, alors que des textes et notes sur l’album auraient été bienvenus quand ces dernières sont (relativement) abondantes et présentes sur le bandcamp. Les envois partent désormais de Ann Arbor, si on en croit le cachet de la poste qui fait foi, ville rock s’il en est, mais quid de Bloomington, Indiana ? Quand on imprime le back catalogue de Yoko Ono, il faut se doter d’une autre puissance de feu postal… Les temps changent… On se souvient de l’ami Moliniste, sélectionneur de disques ô combien précautionneux, qui nous déclarait, alors, sa passion pour Secretly Canadian, il n’en dirait sans doute plus autant de bien…
Passons par le Bureau des Légendes, avec la boiteuse construction du mythe Molina qui ne doit sans doute pas gagner beaucoup de nouveaux adeptes mais qui consiste essentiellement à réchauffer la flamme en envoyant quelques fagots régulièrement aux fans éplorés, ultimes gogos de la dernière génération d’acheteurs de disques, qui mettent comme des zombies la main au porte-monnaie. Jusqu’à quand ? Cette stratégie est assez agaçante…
Cela dit, toute appréhension fond finalement lorsqu’on écoute le disque. Oubliée la voix chevrotante sinon cassée du Molina d’ »Autumn Bird Songs », on retrouve la voix intacte de notre working class hero préféré.
Mieux, on se replonge dans la manière des vieux Songs:Ohia et du Molina solo de la période Magnolia Electric Co. Autrement dit rien que du très bon.
Un Molina à la voix assurée, sûre de ses effets dans le vide du studio (« Pyramid Electric Co », « Let me Go Let me Go ») , des guitares spartiates qui prennent du champ, s’installent pour s’évanouir de leur belle mort, des claviers fantômes (ceux de « The Lioness »), une batterie aussi agile que celle de Shane « Sans Nipple » Aspegren sur “Ghost Tropic”. On est sans cesse en errance dans des ambiances musicales connues et c’est ce qui est sans doute le plus surprenant tant chaque album a sa marque de fabrique précise. « Eight Gates » a une unité comme les autres mais va piocher son identité dans des vieilles frusques, à la fois confortables et glorieuses de ses meilleurs albums. L’étrangeté est, contrairement à toute habitude Molinesque, dans la concision des titres et leur relatif achèvement dans une forme courte ni à proprement parler haiku ni longs blues habituels, ici écourtés. Les thèmes de Jason y sont revisités : oh unblessing the bell sur « Shadows Answers the Wall »ou le titre, ô combien molinesque !, de « The Crossroad + The Emptiness ».
On est tenté d’y lire des messages codés comme sur le dernier titre, chanson célébrant son anniversaire désenchanté :
Sundown December 30 comes
Though given one, I have no wish
puis
Remember, I showed you the scarecrow’s heart
The crossroad and the emptiness
Mais l’attente y est à chaque fois déçue. Molina ne se fait pas cryptique sur cet enregistrement et s’il y a message, ou allusions, il doit être le seul à pouvoir les décoder. Le sentiment est étrange, tant on a l’impression également qu’il ne s’agit pas de démo mais de titres achevés, ni à développer, ni raccourcis. Une nouvelle forme dans un habillage connu.
Alors on oublie le mythe que l’on veut nous vendre. Celui de Molina racontant à qui voulait l’entendre (ce qui fut notre cas dans les studio de Radio Campus à Paris avec l’ami moliniste) cette histoire étrange de piqûre d’araignée. Cet exil londonien incompréhensible, cette histoire de traitement médical, de visites de perroquets verts, descendants de ceux libérés jadis par Hendrix, de ces sept portes de Londres et de cette huitième imaginée par Molina et qui s’inscrit donc dans une longue tradition, de celles de Thèbes assiégée par les sept via Eschyle à celles, démoniaques mais surtout pénibles et ridicules, de Polanski, en passant par celles, initiatiques et toujours énigmatiques, du Temple dans « La Flûte enchantée ».
On est dans une relecture thématique et musicale d’expériences solitaires, mystiques d’un jeune homme toujours agreste mais vieilli : des erreurs, des promesses, des pérégrinations, une éternelle quête de vérité, des paysages sous les lumières des étoiles. De nouveaux essais dans une forme courte aboutie et qui laissent néanmoins relativement insatisfait.
Et pourtant ces cordes de violoncelle frottées voire grattées sur « Old Worry », ces claquements des touches de plastique du clavier comme percussions diluées et discrètes dans « Fire on the Rail », cette batterie agile, féline sur « Shadows Answers the Wall » qui sonne à la fois comme des chutes de « The Lioness » et « Ghost Tropic » mais dans une actualité confondante, ces cordes perdues accompagnant un orgue mélancolique et/ou grondant sur « Be Told the Truth » qui ressuscitent les albums mythiques et éternels « Didn’t it Rain » ou le « Pyramid Electric Co » (« Red Comet Dust » et son émouvant « I want to be true »).
Reste qu’on est perdus comme si la touche si spéciale de Molina ne nous atteignait plus et c’est ce qu’on sentait, tristement, s’évanouir à chaque album, comme une étoile mourante qui transmet encore sur de longues distances et pendant un long temps ses derniers rayons.
I keep a candle by my side
And watch it disappear and glow
At the same time
Pour citer les paroles de Phil Elwerum sur l’éblouissant « Microphones in 2020 » alors que la trajectoire de ces deux songwriters nous semble aujourd’hui opposée.
The perfect take is just as long as the person singing in is still alive déclare Molina avant sa prise sur « She says ». Une voix essentielle désormais d’outre-tombe.
Avec l’aide de Johanna D., Emmanuelle Saignée.
Eight Gates est paru chez Secretly Canadian le 7 août 2020.
Whisper Away
Shadows Answers the Wall
The Mission’s End
Old Worry
She Says
Fire on the rail
Be told the truth
Thistle Blue
The Crossroad + The Emptiness