Jean Bart ou l’un des secrets les mieux gardés et pour beaucoup oubliés de la chanson francophone. Apparu au début des années 90 comme Dominique A et Philippe Katerine qu’il ne reconnaissait pourtant pas comme des frères d’armes possibles, l’esthète suisse sortit en quelques années cinq albums précieux, rapidement salués par la critique – et notamment les Inrockuptibles alors mensuel. 1993-1998, courte période avant un long silence discographique, à peine interrompu par un projet d’album avorté en 2007 et un appel à une compilation hommage à laquelle le label Microcultures a finalement renoncé l’an passé. Poursuivi par la poisse, l’échec, le renoncement, Jean Bart, Massimo Marchini de son vrai nom, quitta bien l’univers de la musique à l’orée des années 2000 pour mettre en scène, réaliser des films, soit prolonger quelques-unes des obsessions déjà présentes sur « Affaire classée… ».
Anachronique, l’album l’était déjà en 1997, époque encore balayée par les soubresauts de la brit pop ou le spleen de Portishead. Une époque sourde aux affects et au romantisme, excepté peut être celui échevelé de Radiohead qui sortit la même année « OK Computer ». Mais sans doute Jean Bart se contrefoutait de l’air du temps et des étiquettes. Il a toujours été ailleurs et pas exactement à l’endroit où on le croyait (en résumé l’école minimale française avec Dominique A en chef de file), le regard résolument tendu vers les années 60 et son cinéma d’auteur. La Nouvelle Vague a sans doute développé chez lui toutes sortes de fascinations, jamais loin de l’abîme. Même si la tentation symphonique – et Georges Delerue qui façonna tant de musiques pour Godard ou Truffaut – n’est pas totalement absente du disque, on pense d’abord à un artisanat plus confidentiel où le travail de la langue serait particulièrement à l’oeuvre, celui par exemple de Serge Rezvani. Gainsbourg est également évoqué à dessein sur « Affaire classée… », avec ses jeux textuels à la fois sensibles et provocants. Car le suisse maniait comme peu l’art de la citation.
Des images, il y en a beaucoup sur ce disque qui s’ouvre sur un collage sonore (et l’amorce d’un film) pour se refermer par l’évocation d’un coup de foudre, une fascination passagère, forcément. Le roulis d’un train traversant des paysages de nuit, les machines orphelines de Tinguely, la bande sonore d’un film tant aimé, et accessoirement l’un des plus fièvreux qui soient (« Les Deux Anglaises et le Continent »). Jean Bart convoque ainsi quelques fantômes essentiels pour construire en bricoleur éclairé quelques perles mélodiques, dont certaines apparaissent vraiment inoubliables (« Satie-sfaction », « Modern style » ou « Onde vagabonde »).
Ce disque, moins synthétique et plus accessible que ses prédecesseurs, rythmé par quelques guitares au glissando léger, frôla le succès public sans y parvenir tout à fait. Grâce aux disques Persévérance il se rappelle à nous, navire égaré flottant quelque part, entre ombre et lumière, présent et passé. Et si la vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas (le truffaldien « Modern Style »), certains nous traversent pour ne jamais nous quitter tout à fait. Assurément les disques de Jean Bart sont de ceux-là.