Tous ceux qui ont eu la chance de voir Samantha Crain en concert ou en showcase, seule avec sa guitare, peuvent témoigner de la puissance vocale et du charisme de ce petit bout de femme à la bouille enfantine. Si l’on retrouve cette intensité sur ses disques, ceux-ci présentent néanmoins ses chansons folk sous un jour un peu moins brut, notamment le dernier “Under Branch & Thorn & Tree” finement produit comme le précédent par John Vanderslice, et sorti l’été dernier. L’occasion de parler avec l’Américaine de 29 ans de son inspiration, de ses origines indiennes et de son goût pour la vie sur la route.
Tes premières chansons étaient adaptées de nouvelles de ta plume. Est-ce encore le cas des dernières ? Plus généralement, comment les écris-tu ?
C’était le cas sur mon premier disque en effet, mais ensuite mon écriture est devenue plus introspective, les textes découlaient de mon expérience personnelle. Pour le nouvel album, je suis d’une certaine façon revenue à ce que je faisais au début. J’avais l’impression d’avoir épuisé cette veine autobiographique et j’ai éprouvé le besoin de regarder un peu à l’extérieur de moi-même. D’où des chansons habitées par des personnages, mais qui ne sont pas purement fictionnels. Ils sont en fait inspirés de personnes réelles, de gens que je connais, que j’ai rencontrés au cours de ma vie, ma famille, mes amis. Quant à l’écriture elle-même, est-ce que c’est la musique ou les paroles qui viennent en premier, c’est difficile de répondre. Je voyage beaucoup aujourd’hui et j’ai toujours un petit enregistreur sur lequel je garde la trace des idées de mélodies qui me viennent, ainsi qu’un carnet de notes rempli de bribes de textes et de choses entendues ici et là. Je suis comme une collectionneuse, qui amasse beaucoup de choses. Quand j’ai enfin l’occasion de me poser un peu, j’ai tout ce matériau à exploiter. Beaucoup des chansons du nouvel album viennent de conversations que j’ai eues et que j’ai immédiatement retranscrites. Je cherchais ensuite dans les mélodies et les parties de guitare que j’avais en stock ce qui pouvait coller, puis j’affinais l’ensemble jusqu’à ce que ça ressemble à une chanson. En cela, ce nouvel album est un peu différent des précédents, il s’appuie davantage sur des histoires, des événements réels.
Comme le précédent, “Under Branch & Thorn & Tree” a été produit par John Vanderslice. Qu’apporte-t-il à ta musique ?
Il a vraiment un son à lui, “hi-fi analogique”, qu’il a perfectionné, et j’aime beaucoup la façon dont il l’utilise dans sa propre musique. Quand j’ai voulu réaliser des disques plus produits, j’ai tout de suite pensé que ça pourrait bien fonctionner avec la mienne. Et puis, il est très efficace, et j’aime moi aussi travailler vite. Ainsi, on ne se lasse pas de ses propres chansons, ce qui peut arriver quand on passe beaucoup de temps dessus, à les réécouter sans cesse. Quand le disque sort, on l’aime encore ! Il a aussi une très bonne oreille pour les tonalités, les accordages des instruments, tout sonne bien avec lui. Il est très fort pour introduire dans les morceaux des sons étranges qu’on ne va remarquer qu’au bout de quelques écoutes attentives. C’est notamment pour ça que j’avais envie de retravailler avec lui pour ce nouvel album. Par exemple, sur le premier morceau, “Killer”, il y a en arrière-plan un motif sonore récurrent avec un effet de pleurage, qui semble déstabiliser légèrement le rythme. Ce sont des boucles de pedal steel, qu’on a ensuite accélérées ou ralenties, pour créer une atmosphère particulière.
Aujourd’hui, la musique folk est à la mode, mais souvent dans une version édulcorée. As-tu l’impression que celle que tu fais est plus authentique ?
Oui, c’est davantage devenu un genre, un certain son, souvent assimilé à l’americana. Mais la musique folk, à l’origine, était créée par des gens ordinaires, comme son nom l’indique, ce qu’on appelle “le sel de la terre”. Ils ressentaient un besoin de s’exprimer, pas forcément en jouant doucement de la guitare sèche, ce à quoi on réduit souvent le folk aujourd’hui. Ce qui est important pour moi, c’est la voix qui porte les textes, et ce que ceux-ci expriment. Comme je le disais, je pars de mes expériences personnelles et de ce que je vois autour de moi. De ce point de vue, par les intentions, je m’inscris dans une certaine tradition. Mais en même temps, je ne cherche pas spécifiquement à sonner rétro ou à m’inscrire de façon trop étroite dans le genre folk.
Y a-t-il des musiciens qui ont été des influences déterminantes ? Ou des écrivains, d’ailleurs ?
J’ai commencé jeune à écrire des nouvelles, et en quelque sorte les écrivains ont été mes premières idoles, mes “rock stars” (sourire). J’ai beaucoup lu Flannery O’Connor, et des auteurs de “Southern gothic” contemporains aussi. On inclut généralement dans ce genre Breece D’J Pancake, un auteur important pour moi et qui n’a publié que quelques nouvelles avant de mourir tragiquement [suicide par arme à feu à l’âge de 26 ans, ndlr]. Ses histoires ne se passent pas trop dans le Deep South, plutôt dans les Appalaches, mais c’est le même esprit, le même genre d’études de caractères puissantes. J’ai aussi lu beaucoup de poésie, John Keats, Walt Whitman, Dylan Thomas… Je me suis passionnée pour la littérature avant la musique. Et puis, à 17 ans, j’ai acheté un peu au hasard un CD de Songs:Ohia dans un magasin de disques. Ça a vraiment été une révélation, je me suis dit que moi aussi, je voulais parler cette langue. A partir de là, j’ai cherché à faire ce genre de chansons à partir de ce que j’écrivais. J’ai aussi prêté davantage d’attention à la musique d’artistes comme Neil Young et Joni Mitchell, dans laquelle j’avais baigné en grandissant. Mais c’est bien Jason Molina, à travers ses diverses incarnations, Songs:Ohia, Magnolia Electric Co., etc., qui a été le véritable déclencheur.
Quand t’es-tu rendu compte de la force de ta voix, des émotions qu’elle pouvait faire naître chez ceux qui l’écoutent ?
Plus jeune, je ne chantais pas tellement, parce que je n’écrivais pas de chansons. C’est quand j’ai commencé à le faire que j’ai ressenti le besoin d’utiliser ma voix. La confiance en moi est venue petit à petit.
J’ai interviewé récemment le groupe Other Lives, aujourd’hui installé à Portland mais originaire comme toi de l’Oklahoma…
Oui, ce sont des amis à moi !
Ils m’ont parlé de l’influence de cet environnement sur leur musique : les grandes plaines, la sensation d’espace et d’isolement, le rapport au temps qui n’est pas le même que dans les métropoles… Ce sont des choses que tu ressens toi aussi ?
Oui, d’autant que là d’où je viens il n’y a pas grand-chose, juste de grandes prairies. On grandit en se demandant ce qui existe au-delà, car il n’y a que des vastes plaines à perte de vue. Pendant longtemps, j’ai très peu voyagé, je n’ai pas rencontré beaucoup de gens différents, et j’avais envie de découvrir autre chose. Je crois que, de façon inconsciente, cela a eu un impact sur ma voix, son côté suppliant, un peu languissant. Et ce questionnement existentiel se retrouve dans mes chansons. Je ne connaissais que mon propre petit espace, ma propre culture, jusqu’à ce que je fasse l’expérience du monde extérieur. D’une certaine manière, cela se ressent dans ma musique.
Tu es d’origine indienne, Choctaw plus précisément. Cela t’a-t-il apporté un point de vue particulier sur l’Amérique, la politique, l’acculturation des minorités ?
Oui, bien sûr, mes opinions sur les sujets sociaux ont été forcément influencées par ces origines et par l’oppression que mes ancêtres pas si lointains ont subie. Dans ce conditions, ce serait difficile pour moi de ne pas avoir une conscience politique (sourire). Cela m’a sans doute rendue plus sensible au sort des communautés victimes de rejet, des populations marginalisées, quelles qu’elles soient, à l’injustice. Là aussi, c’est quelque chose qui se retrouve dans mes chansons.
Etre souvent en tournée, découvrir de nouveaux pays, c’est quelque chose qui te plaît, ou tu préférerais avoir une vie plus sédentaire ?
J’aime beaucoup ça, l’idée romantique d’être un troubadour, une chanteuse folk itinérante. Bien sûr, en vieillissant ça devient plus difficile, mais j’ai toujours une vraie attirance pour ce type de vie, sans doute davantage que la plupart de mes pairs, d’ailleurs. Pour de nombreux groupes, tourner, c’est juste quelque chose qu’ils sont obligés de faire pour pouvoir continuer à enregistrer des disques, poursuivre leur carrière. Pour moi, c’est une expérience absolument essentielle, et cela m’aide sans doute à devenir un meilleur auteur de chansons. Ça me permet de découvrir ce qui se passe à l’extérieur de ma petite bulle. Sans cela, je n’aurais pas l’occasion de rencontrer autant de gens différents qui sont autant d’inspirations pour ma musique. C’est une nécessité.
Le rapport avec le public est-il différent selon qu’il est anglophone ou non ?
Mes chansons reposent beaucoup sur les textes, on pourrait donc penser qu’elles vont davantage toucher un public qui comprend l’anglais. Mais en réalité, je n’y ai jamais vraiment pensé. Il n’y a que deux ou trois concerts que j’ai joués en Europe où j’ai senti que la connexion avec les auditeurs ne se faisait pas. Ils ne rentraient pas dans la musique. Dans l’ensemble, ça se passe bien. Je me dis que même si le public ne comprend pas trop mes paroles, il va être pris par mes mélodies, ma voix, faire l’expérience de quelque chose. Je parle aussi beaucoup entre les morceaux, je raconte des histoires, et je sens parfois que les gens ont du mal à suivre, à cause de la barrière de la langue, ou du fait qu’on n’a pas le même humour… (sourire) Mais ça fait partie du jeu, et franchement ça ne me préoccupe pas plus que ça.
Que peux-tu nous dire de la pochette du nouvel album, et des liens avec le titre, “Under Branch & Thorn & Tree” ?
L’image au centre est le négatif d’une vieille photo montrant mon arrière-grand-père, mon grand-oncle et mon père, encore bébé, sur un cheval. Mon arrière-grand-père a été le premier policier Choctaw. Le titre de l’album vient de la chanson “Outside the Pale”, qui évoque le fait qu’une large partie de la population mondiale – la majorité, en fait – est contrôlée par un petit groupe de gens riches et puissants. La chanson dit : « They keep us in the wild/Under branch & thorn & tree » Je trouvais que la formule faisait un bon titre pour l’album, car il résumait bien son propos, ce que je voulais exprimer : ce sont des chansons sur les gens ordinaires, les ouvriers… Après avoir terminé l’enregistrement du disque et trouvé ce titre, je cherchais une idée pour la pochette et je suis tombée sur cette photo de famille. J’ai trouvé qu’elle disait bien d’où je venais, et plus largement d’où viennent la plupart des familles de la working class aux Etats-Unis. Une amie a ensuite réalisé le dessin autour de la photo et a conçu ce gigantesque cadre. Pour l’album précédent, intitulé “Kid Face”, j’avais logiquement utilisé un portrait de moi, mais les chansons sur celui-ci ne parlent pas tellement de moi, elles concernent un groupe plus large. Et bien que la photo montre des membres de ma propre famille, je pense qu’elle représente bien ce “sel de la terre” dont je parlais.