J’avais bien aimé les albums de Lee Ranaldo en solo, enfin, en leader de son groupe qui depuis le deuxième album (le récent Last Night on Earth) s’appelle The Dust. Entre pop et rock un peu tendu ils ont un je-ne-sais-quoi d’accrocheur qui les rend vite attachants, sans que leur auteur ne se sente obligé d’en ajouter des caisses au niveau bruit. Bon, un peu quand même, trente ans de Sonic Youth, ça influe sur les habitudes de distortion. En tout cas, la perspective de rencontrer le guitariste d’un de mes groupes cultes était plutôt excitante, à l’occasion de leur passage à La Ferme d’en Haut à Villeneuve d’Ascq. Alors quand Lee a demandé à tout le groupe de se pointer pour l’interview, y compris Steve Shelley, j’ai pensé : joie. Alan Licht, le guitariste, et Tim Lüntzel, le bassiste accompagnent placidement – mais c’est surtout Lee et Steve, très disponibles, qui causent : du dernier album, du groupe, et de l’avenir (ou pas) de Sonic Youth. Boire du vin rouge dans des gobelets en plastique avec Ranaldo et Shelley : une sorte de fantasme rock’n’roll ! Yeah !
de gauche à droite : Alan Licht / Lee Ranaldo / Steve Shelley / Tim Lüntzel
Ça fait quoi d’être sur le devant de la scène, pour toi, Lee ? Tu étais habitué à plus de discrétion chez Sonic Youth…
(il rigole un peu) Oh, c’est plutôt sympa ; j’aime bien chanter, donc à ce niveau-là c’est bien. Et puis j’ai vraiment confiance dans nos morceaux, les morceaux sont bons je crois, et ça rend les choses plus faciles sur scène. Au début, c’est vrai que c’était un peu bizarre de se retrouver au devant de la scène pendant tout le concert, devant des publics qui ne m’avaient jamais vu chanter autant.
Le groupe s’appelle The Dust ; ils ne doivent pas être très susceptibles, les musiciens, quand même… ça vient d’où ce nom ?
Steve Shelley : je crois que ça vient de John Fante, non ? (le roman Ask the Dust – Demande à la Poussière)
Lee : Peut-être…
Steve : En fait, on cherchait un nom qui sorte du standard « Lee Ranaldo Band » ou Lee Ranaldo Group », pour bien spécifier que ce n’est pas juste le truc de Lee en solo ; et puis on cherchait quelque chose qui soit un peu plus marrant que ça. Et on est arrivés avec plein de noms sur lesquels on n’arrivait pas à s’entendre. Et puis, finalement, The Dust, on était tous d’accord pour se dire que ça n’était pas un mauvais nom de groupe… Mais bon, le nom du groupe, on ne prend pas ça plus que ça au sérieux…
Lee : Non, mais j’aime bien ce nom, parce que ça sous-entend, non pas quelque chose de prestigieux, mais plutôt un truc très prosaïque, banal… Finalement tout redevient poussière à un moment ou à un autre…(rires) et puis ça convenait mieux à ce disque-ci (Last Night on Earth, ndr) parce que c’est vraiment un album de groupe.
Steve : sur le site de Sonic Youth, dans les commentaires, quelqu’un a fait la remarque que Lee utilise beaucoup l’idée de « poussière » dans ses paroles depuis des années…
Lee : Oui, c’est vrai, c’était bizarre de s’en rendre compte, du coup. Mais bon, au début c’était une sorte de blague, et puis c’est devenu plus sérieux, et il y a aussi le fait que l’on est plus devenus un vrai groupe sur cet album.
L’humeur de votre dernier album, Last Night on Earth, est un peu paradoxale : les paroles peuvent être assez mélancoliques, mais la musique l’est moins, et peut même être assez enjouée…
Lee : Oui c’est assez vrai : il y a un côté sombre dans certaines paroles, et la musique est assez positive, la plupart du temps… Mais on ne cherchait pas à établir un climat spécifique, comme ci, ou comme ça. Tu vois, tu as un paquet de chansons, là, mais tu ne sais pas forcément ce que l’humeur du disque va être avant de l’avoir terminé. C’est seulement en regardant ensuite, rétrospectivement, les morceaux que l’on arrive à apporter ce genre d’éclairage. Au moment de faire un disque, on est un peu dans le noir ; à moins vraiment de faire un concept-album – ce qui n’était pas du tout notre cas – tu as des surprises, au bout du compte. Les paroles viennent à la fin – sur ce disque elles sont arrivées très tard dans le processus ; donc ça a seulement été quand quasiment tout était terminé que j’ai pu me rendre compte à quoi ressemblait le disque. De ce fait, sur ce disque, on était vraiment satisfaits ; on y a mis plus d’espace, de champ musical que sur l’album d’avant, et on était vraiment contents de cet aspect-là.
Tu as utilisé du « field recording » sur cet album…
Lee : Ah oui, mais sur un seul morceau, et ce n’est pas vraiment du « field recording », même si on l’a appelé comme ça ; j’avais commencé tout seul avec juste une guitare sèche, et on avait envoyé le matériau à cette femme à Berlin pour qu’elle joue du clavecin. Mais on a appelé ça « field recordings » même si ça n’en est pas vraiment, parce qu’on a enregistré la batterie et la guitare en extérieur, devant un château en Italie, en avril alors que l’on jouait là-bas, simplement avec un petit enregistreur portable. Mais c’était juste pour un morceau (Late Descent #2, ndr), ça lui donne une ambiance un peu spéciale, plus bricolée qu’un morceau à la structure très serrée. Et ça s’entend que ça a été enregistré de façon inhabituelle…
Dans quelle mesure êtes-vous attirés par l’expérimentation ? Le format du groupe, en quatuor 2 guitares/basse/batterie, est assez classique, voire pop, et en même temps n’est pas trop rigide… C’est assez propice à l’improvisation.
Lee : oui, c’est vrai, mais si tu fais référence à Sonic Youth, il ne faut pas oublier qu’il y a toujours eu de la pop dans Sonic Youth. Mais bon, nous on ne fait pas de distinctions là-dessus, en ce qui concerne l’expérimentation ; ce qui est sûr c’est que ce disque est plus ambitieux que le précédent, et si on fait encore quelques albums, ils devraient l’être encore plus. C’est vraiment sympa de jouer en studio – on a passé beaucoup de temps en studio, mais plutôt à travailler de façon assez précise sur les arrangements des quatre instruments, et pas tellement à essayer de sonner bizarre ou barré – avec des mellotrons ou des trucs du genre.
Steve : Je crois que dans tous les groupes auxquels Lee et moi avons participé, ce qu’on cherche, c’est l’idée de liberté, que la chanson parte sur des bases traditionnelles ou sur du bizarre ; on aime vraiment ces deux aspects de façon égale.
Sur « Last Night on Earth », les chansons sont assez longues, globalement. On sent que vous avez une sorte de tentation de vous échapper de la structure basique de morceaux plus courts.
Lee : Oui, c’est vrai, j’aimais bien l’idée qu’elles soient assez développées, que l’on n’essaie pas forcément de raccourcir les choses si on sentait que ça pouvait aller assez loin, l’idée de laisser les morceaux respirer. On aurait sans doute pu condenser, mais les débuts et fins de morceaux notamment, devaient prendre le temps qu’il fallait aux morceaux pour s’installer.
Du fait que les morceaux sont plus ouverts sur cet album, par rapport au précédent, et plus souples, sur scène on peut partir plus facilement dans telle direction tel soir, et dans une autre sur un autre concert. Je pense à des morceaux comme « Rising Tide », « Blackt Out », ou encore « By the Window », qui dépendent beaucoup de la façon dont tout le groupe joue, et s’écoute, comme entité – ce qui est plutôt cool. Sur l’album précédent, il y avait un morceau qui s’appelait « Lost » qui tendait un peu dans cette direction ; sur cet album c’est le cas sur tous les morceaux, on les a construits dès le départ comme ça. Sur l’album d’avant (Between the Times and the Tides, ndr), il n’y avait pas vraiment de groupe, on était en studio, sans vraiment penser à ce qui se passerait en live ; alors que sur cet album, l’idée, c’était plus : ok ça fait un an un an et demi qu’on joue ensemble, on sent plus qu’on existe vraiment en tant que groupe. J’ai l’impression qu’il faut pas mal de temps pour développer un langage commun… Quand on a commencé les tournées, avant le premier album, c’était pas vraiment un groupe qu’on entendait, c’était quatre musicos qui jouaient ces morceaux-là, et puis on a changé le bassiste, finalement on a pris Tim.
Oui, ça s’entend sur votre dernier album, cette évolution…
Lee : Carrément, ça s’entend à fond je trouve : sur le premier album, il y avait moi, et Steve, et la basse, un peu aussi, au-dessus de tout ça ; mais cet album-ci a été composé complètement dans l’autre sens : on a montré aux mecs les morceaux, puis on a commencé à les arranger, à en travailler chaque partie.
(pendant les balances)
C’était une question que je pensais seulement poser à Lee ; mais puisque Steve est là, je la pose à tous les deux : Sonic Youth, ça vous manque ?
Steve : (hésitant un peu) oui, il y a plein de trucs qu’on faisait avec Sonic Youth qui me manquent, mais c’est sympa aussi de faire un break – de toute façon c’est un break qui nous est imposé, donc on n’a pas trop le choix…. (longue hésitation) oui c’est sûr que ça me manque…
Lee : Moi, je ne crois pas que ça me manque trop en ce moment (rires) ; j’adore ce que je fais avec le groupe, là ; et puis je suis content de voir que Kim fait des trucs vraiment sympas en ce moment – son album était vraiment excellent je trouve – et Thurston, comme d’habitude, n’arrête pas de faire des projets à droite à gauche. Tu sais, ça fait trente ans qu’on fait des choses ensemble, c’est le bon moment, là, pour faire un break. Si c’est définitif, eh bien, c’est comme ça, et sinon, eh bien, qu’il en soit ainsi aussi… Je crois que, d’une certaine manière, la fin du groupe, ça s’est passé de façon vraiment pas terrible, mais finalement, pour chacun d’entre nous, c’était le bon moment pour faire une pause, mettre ça derrière nous, et faire d’autres projets…
Bon, soyons clairs, je ne pense pas qu’on fera grand chose ensemble dans un futur proche, à part exhumer des rééditions ou des archives du groupe, sur lesquels on continue à travailler. Je crois que, à part Steve (rires), personne n’a vraiment envie de reformer le groupe… – Il se la joue, genre « Tout le monde voudrait reformer le groupe » !! (Steve se marre)
Steve : Non, je ne dis pas que le groupe me manque, mais en effet il y a des trucs liés au groupe qui me manquent…
Lee : comme par exemple faire de l’argent (éclat de rire général)
Steve : ou avoir un large public !!!! (grande rigolade à nouveau)
Votre public, c’est surtout des fans de Sonic Youth, ou de simples curieux ?
Lee : je crois qu’il y a pas mal de fans de Sonic Youth, et quelques curieux, mais en fait j’en sais trop rien… Les fans de Sonic Youth se penchent sur tout ce que les uns ou les autres, dans le groupe, peuvent faire. Nos fans ont toujours été très impliqués dans tout ce qu’on a pu faire, chacun d’entre nous, et ça veut dire, tous nos side-projects et nos projets solo…
Pour conclure, quelle serait votre « last night on Earth », votre dernière nuit sur Terre ?
Steve : ma dernière nuit sur Terre ne serait pas avec le groupe (rires) !
Lee : Je crois que je la ferais assez simple. Je ne pense pas que j’essaierais de partir pour une destination inconnue ; je resterais avec ceux que j’aime, à faire un bon repas…
Tim (bassiste) : Tu parles « du dernier jour sur Terre », ou de « votre dernier jour » ? parce que perso je monterais dans mon vaisseau spatial et je me barrerais vite fait…. (rires)
Tim avait bien caché son jeu, avec sa discrétion apparente ; en fait c’est un sacré rigolo. Les considérations existentielles portent assez vite sur les capacités du vaisseau de Tim en cas d’apocalypse, puis sur la fin du monde vue par 2012, le film…