RAY DAVIES – Philharmonic Hall, Liverpool, 20 Mai 2007
Le voici, enfin. Par la grâce d’une attribution de place inespérée, il se trouve même environ à deux mètres de moi, un rien en biais. Si ce n’est la rencontre d’une vie, c’est tout de même une de celles dont je rêve depuis que j’ai l’âge de lire les textes sur les livrets des disques. Alors, disons-le tout de go : Ray Davies au Philharmonic Hall de Liverpool, ce n’est pas exactement un concert comme les autres. C’est, je crois, la première fois qu’un artiste et une salle de spectacle me dictent implicitement d’apporter un soin particulier à ma tenue vestimentaire. A tort : lorsqu’il apparaît sur scène, vers 19h40, le plus grand poète de l’histoire de la pop britannique arbore un costume terne surmontant une paire de chaussures de running Asics. Il est donc sapé et coiffé comme l’as de pique, ce qui ne l’empêche pas de dégager un charme singulier, en forme d’antithèse absolue de Mick Jagger.
Musicalement, ça démarre au tout petit trot, par des relectures ralenties et boudinées de "I’m Not Like Everybody Else" et "Where Have All the Good Times Gone ?" qui font songer que l’un de ces deux titres paraît alors hélas nettement plus approprié que l’autre. Autour de moi, le public – moyenne d’âge : 61 ans et demi – est aux anges, mais je ressens comme un début de malaise.
Là-dessus, Davies plaque l’accord d’ouverture de "Well-Respected Man" et soudain tout bascule : le groupe se met à jouer plus fort, plus vite, mieux, on dirait les Kinks, enfin, mais ce pourrait tout aussi bien être les La’s au faîte de leur grandeur. S’ensuit "Next Door Neighbour", titre un peu anodin de son dernier album solo en date, auquel Ray et son orchestre décident d’offrir leur écrin le plus soyeux : guitare acoustique, caisse claire effleurée aux balais et accordéon. Ou la métamorphose d’un exercice de style ordinaire en un authentique bijou.
La mécanique de ce concert se dévoile peu à peu : elle consiste mine de rien à prendre le contre-pied systématique de ce que le spectateur, à l’aune de ce qui vient de précéder, attend, pour lui offrir de l’émerveillement (ou de la consternation) là où il l’escompte le moins. Concrètement, cela se traduit en outre par un parti pris assez admirable de Davies : son absence de révisionnisme. Il assume tout, ses incartades rock-baltringue du début des 80’s ("Come Dancing") comme la splendeur résignée de "Celluloid Heroes". Il pioche abondamment dans les hits des Kinks, bien sûr, mais s’attarde aussi à l’occasion sur quelques trésors oubliés de "Muswell Hillbillies" ou "Lola" ; discute beaucoup, éternel storyteller, se moque gentiment de son bagarreur de frère, de son père, de lui même aussi. Ça dure pas loin de deux heures et demi comme ça et l’on rempilerait volontiers pour le double. On pensait une chanson comme "Sunny Afternoon" vouée à ne plus rien offrir de neuf et voici que, réinterprétée jazzy, flottante, elle fait vaciller la distance qui y sépare Davies de l’empathie et de l’ironie, grimpant au passage de quelques crans supplémentaires sur l’échelle du sublime.
A l’origine, "Waterloo Sunset" devait célébrer le crépuscule de la vague merseybeat et s’intituler "Liverpool Sunset". Nul ne s’étonnera donc de ce qu’après avoir souhaité bonne chance aux Reds pour leur finale de Ligue des Champions, Davies choisisse ce titre pour clore son récital liverpudlien. Mais revenons un peu en arrière, sur ce qui, au final, se sera révélé le versant le plus stupéfiant de ce concert : ce que l’on pourrait appeler l’explosion inattendue de maximum R&B. "You Really Got Me" et "All Day and All of the Night" avaient, sur le papier, peu de chances d’être moins grotesques que les rasades de rock tiède déversées au début du set. Contre toute attente, elles furent assénnées avec une sauvagerie et un à-propos sidérants, Ray cabriolant comme un jeune chat, au point de voir se lever la salle toute entière et affluer aux premiers rangs une escouade d’indie kids planqués jusqu’alors. Pete Townshend disait dans les 60’s de Ray Davies qu’il avait "toujours été un vieillard observant ce qui se passait autour de lui". Ce n’était pas faux, et ce ne fut donc pas la moindre beauté de cette soirée que de prouver qu’à 63 ans, il semble aussi finalement plus que jamais à l’aise dans l’incarnation de ses hymnes de jeunesse.
Julien Espaignet