SUFJAN STEVENS
Alors qu’il était déjà attendu par ses musiciens pour préparer l’incroyable concert qui allait avoir lieu le soir-même, Sufjan Stevens, dans son infinie bonté, a bien voulu accorder cette interview à POPnews. Une rencontre brève, et évidemment trop courte au vu de tout ce qu’on aurait aimé lui demander, mais qui a néanmoins permis d’éclaircir un doute sur l’identité du génial auteur de Illinoise et Seven Swans .
Peut-être qu’on peut se lever ? J’ai été assis ici (sur le bord du canal St Martin) toute la journée.
OK, levons-nous… Je suis désolé parce que je vais certainement vous poser des questions déjà entendues aujourd’hui ou précédemment.
Oh oui… (air contrit)
Et bien sûr, pour commencer, je voulais parler de ce projet des cinquante états, dont on peut vraiment dire qu’il est l’un des plus ambitieux de l’histoire de la pop.
Ah oui …(Rires)
Quelle était l’intention derrière tout ça ? Est-ce que c’était de laisser une trace dans le XXIème siècle ou plutôt une blague au départ, qui a fini par devenir un vrai projet ?
Initialement, c’était un gimmick que nous utilisions pour la promotion de « Michigan ». Mais je sais que dans tout ce que je fais, y compris dans mon humour, dans toutes mes marques de sarcasme, il y a une part d’honnêteté. J’ai donc du réévaluer cette blague, et je me suis rendu compte que j’ai toujours été intéressé par les lieux, la géographie, les différentes villes, les lacs et les fleuves des Etats-Unis. Nous voyagions énormément quand j’étais gosse et on déménageait dans une ville différente presque tous les ans, et je pense qu’une certaine « prédisposition géographique » a affecté la façon dont je vois les choses aujourd’hui. Et je pense vraiment qu’une partie de ma vision, de mon ambition artistique, est de créer un « sens » qui soit inhérent à cette géographie, à ces différents endroits dans lesquels j’ai pu vivre. Il s’agit donc un peu de ça. Un autre aspect est sans doute plus lié à la nature même des Américains, et à leur identité. Nous sommes un peuple de l’immigration. Nous souffrons tous d’une sorte de crise de personnalité. Il s’agissait donc aussi de tenter de trouver ce que ça voulait dire d’être Américain. Il y a beaucoup plus d’histoire dans la nation française, quelque chose de plus fort et de plus profond. Je pense que les Américains n’ont pas ce privilège, ce qui explique peut-être aussi pourquoi ils sont si nationalistes, et pourquoi les Etats sont si nationalistes… Le jour où ils ont obtenu leur indépendance, ils se sont senti vraiment fiers. La fierté américaine vient de la conscience de sa sécurité. Je pense faire partie de ce problème, de ce problème d’identité… Et je crois que je voulais donner du sens à tout ça.
Vous êtes connu comme quelqu’un de croyant et votre musique elle-même est assez marquée par les influences religieuses. Pour moi, la façon dont vous composez, dont vous approchez la musique, n’est pas si éloignée de la création divine. Vous créez un univers autonome, énorme et luxuriant, plein de détails, de personnages, etc. Qu’est-ce que vous en pensez… êtes-vous Dieu ?
Est-ce que je suis Dieu ? (Rires) Non, je ne crois pas. Je pense en effet que tout acte de création est une forme de participation à la création plus générale du monde naturel. Il y a des cycles saisonniers de création et de recréation dans le monde, la naissance, la mort… Et on retrouve aussi ces thématiques dans la religion. On participe à tout ça quand on fait des choses. Je pense que l’acte le plus créateur est la procréation, donner naissance à des enfants. Quand vous donnez la vie, c’est un acte qui a sa propre conscience. L’Art consiste vraiment en une fabrication. Ce n’est pas aussi transcendant que de donner la vie. Mais je pense que c’est notre façon, à nous artistes, de participer à tout ça, de façon artificielle. Oui, je vois ce que tu veux dire quand tu parles de la création d’un monde, d’un univers. Et en effet, ça a une valeur, un sens en soi. En quelque sorte le monde que l’on crée a sa propre conscience. Quand j’écris de la musique, j’ai certaines intentions, mais peut-être que quelqu’un d’autre recevra cette musique de façon tout à fait différente. Je pense que c’est tout à fait propre à la conscience artistique. Et c’est un peu l’histoire d’Adam et Eve. Dieu crée un homme et une femme, qui prennent les choses entre leurs mains et qui acquièrent leur propre volonté. C’est tout le nœud du rapport Homme/Dieu.
Est-ce que vous pourriez considérer une création artistique qui ne soit pas aussi vaste, aussi dense, aussi foisonnante que le sont vos disques aujourd’hui ?
Je pense que c’est avant tout un problème technique. Je ne suis pas toujours capable de m’encadrer et de me refréner. Je ne pense pas que les disques aient besoin d’être aussi longs, mais je pense aussi que c’est la nature de ce sur quoi j’écris. En fait, je crois que ça traduit surtout la passion que je mets dans mes disques. Et je dois dire que, même si Illinoise est un disque long, beaucoup de choses ont été coupées. J’ai supprimé une dizaine de chansons. Ça aurait pu être un double album. Mais ça aurait été trop.
A propos d’Illinoise, est-ce que vous n’avez pas peur parfois d’avoir trop parfaitement réussi ce disque ? Est-ce que vous pensez que vous pourrez atteindre à nouveau un pareil résultat sur les plus de quarante essais qu’il vous reste ?
C’est un challenge, quand vous écrivez, de constamment défaire ce que vous avez fait précédemment. Et je pense qu’Illinoise est sans doute la collection de chansons la plus accomplie que j’ai jamais écrite. Mais je continue à penser que ce n’est pas parfait. Je suis toujours frustré par une bonne partie de ce disque. Et je pense vraiment que quelque chose de meilleur viendra. Je pense aussi qu’Illinoise est très satisfaisant parce qu’il est éminemment accessible. Mais je crois avoir envie d’écrire des chansons qui soient plus difficiles. Ça ne sera donc pas aussi accessible, ça ne sera certainement pas apprécié par tant de gens et acclamé par la critique, mais de mon point de vue, dans mon rapport à la création artistique, je sens que c’est ce que je dois écrire. Illinoise est presque trop… généreux, trop satisfaisant. Et ça faisait partie de mes intentions. Je voulais faire comme au restaurant, lorsque vous avez le choix entre plusieurs plats pour faire votre menu. C’était ma vision pour ce disque.
En effet comparé aux disques précédents, Illinoise est beaucoup moins expérimental, moins risqué. Il y a une raison à cela ?
Je pense que ces derniers temps, je me suis concentré sur l’écriture des chansons, et j’ai mieux compris comment écrire une chanson à partir de ma voix. En un sens, ma démarche était plus conservatrice. J’ai suivi des préceptes assez rigides et me suis vraiment borné à essayer d’écrire au mieux les chansons. Avant, j’étais influencé par tellement de choses, je m’intéressais au rock, à la musique moyen-orientale, etc. J’ai écrit mon premier disque au collège, à une époque où on expérimente beaucoup sa propre identité, à travers pas mal de choses, et le disque était un reflet de cette époque. Quand on vieillit, on a une meilleure idée de qui on est. En quelque sorte, ce que je fais maintenant reflète mieux mon état actuel, plus accompli d’adulte. Oui, je pense que c’est une bonne vision des choses.
Propos recueillis par Jean-Charles Dufeu