CQFD
Chaque année depuis trois ans la ville anglaise de Brighton est le théâtre un mois durant d’un véritable exploit. Il n’est ni question d’entrer au Guinness Book des records ni même d’alimenter les caisses du Téléthon sous les caméras de France Télévisions, mais bien, en écoutant sans répit des heures et des heures de musique, de sélectionner les participants – 21 cette année parmi des milliers de candidats – au concours CQFD organisé par les Inrockuptibles. A Brighton donc, un homme seul et intrépide met pendant un mois sa vie entre parenthèses pour s’enfoncer à la machette dans la jungle des 7000 morceaux reçus par le journal, dans l’espoir d’y dénicher les potentiels talents de demain. Cet homme, c’est Jean-Daniel Beauvallet, rédacteur en chef de la rubrique musique des Inrockuptibles, et on a un peu le vertige en pensant que pendant les 37 minutes d’entretien téléphonique qu’il nous a accordées pour nous expliquer les rouages du concours, il aurait pu écouter 12,33 morceaux de plus parmi lesquels se serait peut-être caché le successeur de Syd Matters et de Rhésus.
7000 morceaux, c’est une blague ?
Non, non, malheureusement ce n’est pas une blague, vous pouvez demander au coursier international qui me les livrait à Brighton. Il était très inquiet, il me demandait « mais qu’est-ce que vous faites, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? », il ne comprenait pas et alors qu’on avait commencé à compter par CD, à la fin on comptait par kilo voire par des centaines de kilo. Il y a des jours, plusieurs jours même, où j’ai reçu 120 kg de CD. Donc il passait tous les jours à midi, ce brave homme, et le pauvre était de plus en plus chargé de jour en jour, c’était assez spectaculaire. Le problème de fond, c’est que je n’ai plus de place pour me déplacer dans mon bureau voire dans ma maison… Je garde tout jusqu’à ce que tout soit fini, ça représente énormément de volume, d’immenses cartons pleins de musique. Quand on dit que la musique prend de la place…
Comment ça se passe ensuite, il y a un premier écrémage ?
Ca se passe de manière très simple. J’ouvre avec avidité les cartons, et ensuite commence la valse des CD. J’ai trois platines CD qui tournent en permanence. Pendant que j’en écoute un, je charge les deux autres, et ainsi de suite. J’écoute trois minutes, minimum, quand ça me plaît plus, je vais jusqu’au bout, quand ça me plaît moins, il y a des fois où au bout de deux minutes j’ai compris, j’arrête, mais quand même a priori c’est trois minutes. Là dessus il y a un premier écrémage qui fait qu’heureusement, il y a une énorme majorité qui ne sera pas dans la sélection finale, il y a une grosse pile « ça faut que je les réécoute demain ou ce soir, à tête reposée, si c’est possible ». Et une pile où vraiment ça me plaît, pour des raisons X ou Y. Cette pile, sur une journée où j’écoute 400, 500, 600 CD, c’est deux ou trois chansons maximum. Par contre, après, le problème c’est le nivellement vers le haut, qui fait que beaucoup de choses sont pas mal, bien, mais pas non plus fondamentalement originales. Par exemple cette année, il y avait beaucoup de groupes influencés par Placebo. Y’a des choses pas mal, mais au bout de cinq six écoutes, on se dit par exemple que le texte est un peu creux. C’est chiant, parce qu’il y en a beaucoup qui se révèlent au bout de dix écoutes, et en même temps beaucoup dont au bout de dix écoutes, on se dit « bon ben voilà, on a peut-être un peu perdu notre temps en l’écoutant autant ». Il y en a beaucoup qui ont une deuxième voire une troisième chance. Et des fois c’est un vrai brise-coeur. Je sais plus ou moins en avançant où j’en suis, je ne me fais pas de quota, mais je sais que j’ai déjà deux ou trois trucs qui sont dans une lignée, alors je les réécoute, je me demande si ce que je viens de recevoir n’est pas mieux. Par exemple, il y a beaucoup de choses dans la lignée de ce que font des groupes comme DFA, au début je trouvais ça vachement bien, et puis après je me disais « ah ben non, finalement, c’est peut-être un peu trop influencé par DFA… ». C’est un chantier qui évolue en permanence.
Tout est très relatif en fait…
Oui, ça dépend aussi de l’heure à laquelle j’écoute. Cette fois-ci, c’était aussi arrivé l’année dernière d’ailleurs, il y a eu une période de cinq, six jours sur laquelle je n’ai rien retenu. Ca fait des centaines voire des milliers de chansons. Je trouvais tout pas mal. Je préférais à la rigueur que les groupes soient vraiment médiocres car c’est un vrai brise-cœur de jeter des centaines et des centaines de trucs en se disant juste « c’est pas mal mais je suis pas sûr ». A la fin, on finit par douter, par se demander si l’on n’est pas trop sévère, et puis crac, au bout de cinq jours d’un grand désert tombe un truc qui me bouleverse. Est-ce qu’il me bouleverse parce qu’il est un peu mieux que les autres, ou un peu plus original ? C’est difficile à dire. Il y a des moments de fatigue aussi ou de réceptivité plus forte où l’on trouve des choses plus émouvantes. Et puis le lendemain on réécoute, on se dit que finalement ce n’est pas si bien que ça. Il n’y a aucune certitude en tout cas. Je ne sais jamais ce que va être le prochain, c’est cela qui est à la fois fascinant et terrible, c’est la pochette surprise : chaque CD, je le découvre en direct.
JD Beauvallet en dédicace à Paris – POPnews
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