GODSPEED YOU BLACK EMPEROR! – Instants chavirés, Montreuil – 20 janvier 2002
« Quand reprenaient les flammes ses yeux brûlaient comme des lampes aux portes d’un autre monde. Un monde qui brûlait au bord d’un vide inconnaissable. (…) Quand ces yeux et la nation dont ils étaient les témoins seraient à jamais retournés à leur origine avec leur dignité il y aurait peut-être d’autres feux et d’autres témoins et d’autres mondes offerts à d’autres regards. Mais ce ne serait pas ce monde-ci. »
(Cormac McCarthy, Le Grand Passage)
A l’heure où nos petits maîtres du monde sortent leur fusion-acquisition dès qu’ils entendent le mot culture, à l’heure où ce mot n’a de toute façon plus grand sens, quelques villages gaulois résistent encore à la soupe, au gavage, au nivellement par le bas. Au mépris. Montréal, notamment, abrite le label activiste Constellation, foyer autogéré de divers collectifs dont les membres sont souvent les mêmes. Le plus notable est sans doute le mystérieux Godspeed You Black Emperor !, en tournée française ces jours-ci.
Plus encore que sur disque, c’est sur scène que la musique indicible du groupe se révèle dans toute sa monstrueuse beauté. Neuf musiciens tels neuf chevaliers de l’apocalypse fatigués, à peine visibles, jouant avec une sorte d’abandon aussi fascinant qu’effrayant. Autour d’eux, les murs de la petite salle des Instants chavirés se couvrent de projections 8 ou 16 mm : anonymes marchant dans la rue, friches urbaines en noir et blanc, immeubles… Les images se superposent parfois, comme les sons des instruments (guitares, basses, batteries et percussions, violon, violoncelle), finissant par créer, au terme d’une montée inexorable, une matière dense, une sorte de magma où l’on discerne pourtant toujours un motif rythmique et mélodique, répété jusqu’à l’épuisement, jusqu’au retour à un calme inquiétant. Plus la tension monte, plus les musiciens semblent jouer pour eux, presque en cercle, concentriques, au lieu d’être alignés face au public. On pourrait parler d’un noyau, au sens atomique – un atome toujours au bord de la fission.
Si les performances scéniques d’un groupe comme Mogwai relèvent encore du rituel du concert rock, celles – nettement plus rares en France – de GYBE ! sont définitivement plus proches de la transe chamaniste (« Nous sommes des musiciens médiocres qui jouent au-dessus de nos capacités techniques. Dans le fond, nous faisons une musique qui nous dépasse», affirment-ils). Ou, si l’on aime filer la métaphore, de l’expérience météorologique d’un début de printemps montréalais, entre soleil froid et tempête de neige.
Cette musique qui s’élève sur des décombres semble chanter la fin de ce monde-ci, avec une résignation stoïque. On peut y trouver une infinie tristesse, un gouffre sans fond, un suicide différé. On peut aussi voir dans ce maelström d’émotions sonores, au-delà de propriétés cathartiques plus qu’anxiogènes, une liberté proprement inouïe, un affranchissement des carcans esthétiques, et, in fine, une véritable force subversive. Le panache de l’Empereur Noir se passe de mots ; les nôtres seront toujours trop pauvres, sans doute, face à ce que nous ressentons. A l’avenir, contentons-nous d’écouter.
Vincent