« Sorry it took us fifteen years to come back ». Quinze ans que les Manic Street Preachers ne s’étaient pas produits à Paris malgré plusieurs tournées européennes, quinze ans depuis le concert où je les avais enfin découverts sur leurs terres, conquises, lors du festival V99 en Angleterre. Le maigre showcase, suivi d’une séance d’autographes, donné par le trio à Paris en 2001 n’avait pas réussi à reproduire la décharge d’un concert à proprement parler. La leçon à tirer de ce constat qui démontre une indifférence certaine du public hexagonal (assez incompréhensible étant donné le charisme du groupe) : un fan français des Manics se doit d’avoir l’âme voyageuse ; sinon il risque d’attendre très longtemps son groupe culte. C’est donc un périple de près de 400 kilomètres que j’ai entrepris ce vendredi-là, direction un Bataclan honteusement peu rempli pour accueillir le retour des Gallois prodiges.
Vingt ans après la déferlante britpop, cet événement prend pour moi des allures de reformation d’un groupe qui ne s’est pourtant jamais séparé. Les Manics, rock-stars accrocs non pas à la drogue mais à la culture, ce sont mes quinze ans, les articles et photos découpés dans les magazines, les citations philosophiques griffonnées sur les cahiers, la poésie, la peinture et la musique comme remèdes au mal-être adolescent. Ils ont certes sorti des albums moyens, voire des titres très médiocres, ces dernières années, mais ils n’ont jamais cessé d’écrire et de jouer ensemble, et cela malgré la disparition en 1995 de leur guitariste et parolier Richey James Edwards, présumé mort depuis 2008.
Dans les premiers rangs ce soir-là, des fans inconditionnels, pour beaucoup étrangers, attendent leurs idoles en arborant pour certains les accessoires habituels de la groupie des Manic Street Preachers : eyeliner, paillettes, boa et tiare sur la tête. Le fan des Manics n’est donc pas une espèce en complète voie de disparition en France. Rassurant.
Les Manics ouvrent avec un de leurs premiers tubes, « Motorcycle emptiness », qui donne le ton du set : une décharge d’émotions délivrée par un groupe confiant et heureux d’être là, à un public enthousiaste qui redécouvre comme des trésors des chansons écoutées depuis toujours, des classiques. Cette tournée a beau précéder la sortie du douzième album studio du groupe, « Futurology », les singles les plus récents comme « Europa Geht Durch Mich » ou « Walk Me to the Bridge » – un peu pompeux – ont plus de peine à convaincre, et c’est avec des morceaux issus de ses 22 années de carrière qu’il remporte l’adhésion du public.
Par exemple, « You love us » et « Stay beautiful » résument à eux seuls les débuts des quatre jeunes garçons un brin arrogants, résolus à échapper au désert culturel de la petite ville minière de Blackwood par l’élévation intellectuelle, tout en jouant la carte de la provocation glam (« We’re a mess of eyeliner and spraypaint »). Leurs propres paroles sont aujourd’hui devenues des slogans, comme ceux qu’ils taguaient autrefois au pochoir sur leurs vêtements, scandés par les spectateurs des premiers rangs le doigt levé et les articulations réveillées d’un long sommeil.
Le trio se réclamant de l’idéologie nihiliste et situationniste, spécialiste des déclarations et actions choc, semble avoir gagné en humilité et en maturité, sans avoir perdu de son énergie débordante. Jadis peu loquace, le chanteur James Dean Bradfield nous confie dès le début du set qu’il souffre d’un mal de gorge que les fans devront l’aider à pallier (ce qui se fait sans aucun mal malgré le timbre par ailleurs parfait de James) puis se confond en remerciements, louant la présence des irréductibles admirateurs des Manics quand il sait bien que les ventes d’albums n’ont jamais décollé en France. Des remarques touchantes renforcées par les anecdotes racontées au fil du concert par le bassiste Nicky Wire sur les modèles littéraires français (il cite Sartre ou Camus), les idoles de cet inconditionnel de foot et de rugby (Michel Platini ou Jean-Pierre Rives) ou leurs concerts parisiens en compagnie de Suede dans les années 90. A cette époque, Richey Edwards occupait encore la droite de la scène vers laquelle Nicky se tourne pour dédier « Die in the summertime », l’un des sommets torturés du sombre « The Holy Bible », à son ami disparu qualifié d’ « esthète génial ».
Nicky, immense tige longiligne, look charismatique de rock star glam avec sa veste de cuir et ses paillettes sur les joues, articule silencieusement comme à son habitude les paroles chantées par James, tel un fan, ponctuant ses interventions de sauts en ciseaux et de grands sourires béats. Il nous gratifie de son chant grave de trop rares fois, comme dans la mélodique « Your love alone is not enough ». Bradfield, compositeur des musiques du groupe avec son cousin Sean Moore officiant à la batterie, malgré la sobriété de son ensemble veste cravate, vient chercher le public avec ses fantastiques soli de guitare virevoltante et sa voix sensuelle.
« A design for life », devenu l’hymne prolétarien des Gallois (avec sa phrase d’ouverture « Libraries gave us power »), est entonné ici avec ferveur en plein milieu de set (et non plus dans une conclusion fédératrice) avant la traditionnelle pause acoustique. Armé de sa seule guitare, James pose sa voix sur l’un des titres les plus émouvants de leur récent répertoire, « This Sullen Welsh Heart », avant d’égrener « Small Black flowers that Grow in the Sky », manifeste poétique de Richey contre la cruauté envers les animaux.
Pas de rappel pour les Manics, mais une succession de moments intenses et de pogos lors des tubes « Motown Junk » ou « You Stole the Sun from my Heart », qui s’enchaînent avec des morceaux plus rarement interprétés comme « Revol » ou le récent single « Rewind the film » (sans la voix profonde de Richard Hawley).
Il est l’heure pour le trio gallois de nous quitter sur un prophétique « If You Tolerate This, Your Children Will Be Next » repris en chœur par les fans, les mêmes qui glaneront à l’adorable et inénarrable Nicky Wire quelques photos et signatures sur les trottoirs humides de Paris. Depuis les premiers émois adolescents jusqu’à ce concert parisien, nous avons tous pris de l’âge, nous avons presque oublié, mais le pouvoir des mots et de la musique est surprenant. Ces vers de Nicky sur l’album Everything must go résument un moment qu’on voudrait voir se reproduire bien plus souvent: « It was no surface but all feeling / Maybe at the time it felt like dreaming ».