Ce confinement est pour beaucoup d’entre nous l’occasion de nous replonger dans quelques disques obscurs et oubliés. Et, parfois, d’y retrouver des chansons qui ont compté, et qui nous évoquent des souvenirs. Aujourd’hui, “Adolescent” de Granville (2013).
Il y eut d’abord “Le Slow”. Qui n’en était pas un, d’ailleurs. Une chanson débarquée de nulle part fin 2011 (?), qui semblait aussi désuète que son titre – qui dansait encore des slows au début de la décennie passée ? Difficile en tout cas de résister à la voix pointue et un peu peste de Mélissa, à la guitare twangy de Sofian, à cette mélodie simple et imparable. Le groupe s’appelait Granville et, bien sûr, ne venait pas de Granville (Manche) mais de Caen (Calvados), vivier de formations talentueuses qu’on découvrait généralement en début d’après-midi sur la grande scène du festival Beauregard, début juillet. La tournure négative des paroles, à la façon du “I’m Not in Love” de 10cc (un vrai slow, pour le coup), ajoutait encore un peu de piquant revêche à l’affaire : « Je ne peux pas danser un slow avec toi » et, en chute, « Je n’ai pas envie de danser ». Bouh.
Suivront deux morceaux tous aussi réjouissants, “Polaroïd” (creusant le sillon des artefacts culturels vintage) et “Jersey” (« Mon Hawaï à moi/Cette île que j’aperçois de la plage de Granville »). La facilité aurait consisté alors à les placer dans une case “néo-yéyé”, mais ces jeunes gens avaient heureusement retenu des sixties made in France ce qu’elles avaient eu de moins tarte (Gainsbourg/France Gall, Françoise Hardy…), et leur son devait assurément plus à la pop anglo-saxonne d’hier et d’aujourd’hui qu’à la variétoche bien de chez nous. S’ils étaient nés de l’autre côté de l’Atlantique, ils auraient pu être le chaînon manquant – chronologiquement et musicalement – entre She and Him et Molly Burch. Ils ne cachaient pas vraiment leurs influences, d’ailleurs, puisqu’une de leurs chansons s’appelait tout simplement “Nancy Sinatra”. Bref, c’était frais et léger mais pas inconsistant, rétro sans être passéiste, accrocheur mais jamais putassier. Sur scène, le groupe n’avait sans doute pas la force de frappe de La Femme ou de Grand Blanc, mais le charme agissait.
Paru en 2013, l’album “Les Voiles” réussissait à reproduire le miracle de ces trois premiers morceaux sur neuf autres compositions, dont les textes et les musiques étaient cosignés par les quatre membres du groupe. Le tout suffisamment bien écrit pour qu’on y voie une cohérence thématique plutôt qu’un ressassement, d’un titre à l’autre, des mêmes obsessions – premières amours, fringues et air iodé. Ce qui rendait ces chansons troublantes, c’est la nostalgie qui s’en dégageait, d’une adolescence dont leurs auteurs venaient pourtant tout juste de sortir (alors que la mienne était déjà loin). L’une d’elles, placée au centre de l’album, s’intitule justement “Adolescent”, et à chaque écoute elle me serre le cœur pour des raisons que j’ai du mal à expliquer. Assez différente du reste, elle joue sur le contraste entre des couplets presque murmurés et un refrain où Mélissa et Sofiane ouvrent grand les vannes du lyrisme, jusqu’à un pont qui constitue l’acmé émotionnel de l’album. Et ce qui aurait pu n’être que mignon devient, sans prévenir, déchirant.
Dans un monde idéal, Granville aurait affolé les hit parades, serait devenu culte au Japon, et aurait fait un cameo dans un film d’Eric Rohmer (pas de pot, il était mort en 2010). Rien de tout cela, hélas (ils sont juste passés chez Ruquier à l’époque, ça m’avait échappé), et cet album n’aura pas de suite. Comme si ses auteurs y avaient déjà tout mis et qu’ils avaient tenu la promesse du dernier morceau, qui lui donnait son titre : « Levons les voiles ». Après tout, l’adolescence, il faut aussi savoir la quitter.
Ci-dessous, une version live.