Il est assez amusant que les vieux punks à laptop fassent un retour anti-fracassant mais éblouissant, cette année, avec des albums très ambient (Fennesz – « Agora »). Que les deux tiers du trio Fenn O’ Berg qui massacraient une certaine idée de la musique (« The Return of Fenn O’ Berg ») et de la scène électroacoustique, noise et pop, à l’aide de logiciels braqués au GRM, soient aujourd’hui plus qu’adoubés, consacrés par l’Institution, voilà quelque chose d’à la fois surprenant et… parfaitement logique. Que ces trois-là, avec une approche hyper sensible, et une sacrée dose d’intelligence, aussi expérimentateurs et totalement an-inhibé qu’un enfant de moins de trois ans, arrivent à s’imposer maîtres zen du champ chasse-gardée de l’IRCAM pourrait avoir de quoi surprendre. Et pourtant, comme le veut la parabole, le jardinier du monastère zen a plus de chances de prendre la place vacante du révérend père que le plus doué des novices.
Ainsi on ne s’étonnera pas de la retraite de Jim O’Rourke au Japon ni de ses commandes pour le GRM, diffusées sans la présence du maître. Une Radiguerie…
On ne reviendra pas sur l’apport de O’Rourke dans le domaine du rock. Que ce soit aux côtés de Sonic Youth ou de Wilco, via Loose Fur, il a été le grand rénovateur, un catalyseur puissant et humble, un anti Eno. La référence n’est pas fortuite, il y a beaucoup de « Taking tiger mountain (by Strategy) » dans ce nouveau disque, à commencer par son titre, hommage putatif et humoristique, mais aussi dans les sons d’insectes que l’on trouve sur les pistes, comme un écho aux bruits de criquets du lockgroove de la face 1 du disque d’Eno.
On ne reviendra pas sur le Jim O’, thuriféraire de John Fahey et de Burt Bacharach (lire « All kinds of people love Burt Bacharach »), qu’il réconcilie dans un grand écart des musiques populaires.
C’est le O’Rourke expérimentateur qu’on trouve dans ce « To Magnetize Money And Catch A Roving Eye », même si les frontières sont toujours bien moins circonscrites que cela dans ses œuvres, dont acte. Ce quadruple disque, sorti sur le label français Sonoris (Steve Roden, Lionel Marchetti, Taku Sugimoto, Giuseppe Ielasi… ) présente des compositions enregistrées dans le Steam Room studio entre 2017 et 2018. Pour les plus insatiables, d’autres, innombrables, sont à déguster sur le Bandcamp, ici.
C’est à un très long voyage que nous convie Jim O’Rourke. Quatre disques, plus de quatre heures de musique. On pourra plonger dans le continuum, ou grappiller disque à disque. On pense aux symphonies de Mahler, aux compositions étirées et gargantuesques de Stockhausen (« Licht » s’étale sur sept journées et, en ce moment, en plusieurs années, comme final de saison à la Philharmonie de Paris) et/ou spartiates de Morton Feldman, ou encore à John Cage (« Organ2/ASLSP » : 640 ans dans l’église d’Halberstadt en Allemagne) et à Sylvain Chauveau (« You will leave no mark on the winter snow » : sept ans de quasi silence, diffusée online entre 2012 et 2019).
Évidemment, rien n’est imposé mais l’expérience se révèle mieux, dans toute son étendue, si on enchaîne l’écoute. C’est à une expérience du temps, et donc hors de nos habitudes de temps « normal », contemporain, que Jim O’Rourke nous invite. Comment s’accorder quatre heures d’écoute de notre sacro-saint et précieux temps libre pour s’immerger dans la vision sonore d’un artiste ? Il faut un certain lâcher-prise, une certaine disponibilité pour se laisser couler dans cette expérience temporelle. Car l’enjeu est là. Les très beaux sons, plutôt électro-acoustiques old school (mais pas que) ne surprendront personne, du moins pas les auditeurs un tant soit peu habitués à ce genre de musique. Quant à la méthode compositionnelle, elle est dans le geste, sans doute en grande part improvisé, et donc dans une déconnection de certains schémas, ce qui demande pratique et travail. Pourtant, composition il y a, dans cet agencement, dans ce choix.
On navigue dans ces sons, des événements qui nous paraitront donc tantôt très organiques, tantôt très mécaniques, électro acoustiques, numériques purs, mêlés… On bascule de l’un à l’autre, de l’ambient made in studio au field recording, de la (relative) surenchère d’événements aux longs aplats. Certains font écho à d’autres et on passe (et pense à) des choses et sons très concrets à des voyages plus abstraits dans la conscience, voire l’espace. Quelques fois sans transition, un son et une ambiance deviennent tout autre dans la modulation.
Je ne sais pas si c’est l’ambition de Jim O’Rourke mais sa musique m’évoque tout à fait la coexistence de temps et d’espaces aussi variés que ceux de notre zone de référence newtonienne (nos existences, expériences terrestres et leurs représentations mentales), ceux de la physique des particules (jusqu’à ses rapports possibles avec la métaphysique voire le paranormal) ou encore ceux de l’astrophysique (avec ses dimensions folles et ses inconnues observationnelles et théoriques). Chant de la Terre et musique des Sphères. Chants de l’intimes, du corps, de l’invisible et de l’inouï.
En ce sens, les compositions de Jim O’ Rourke zonent dans cette magie-là, bien concrète et pourtant surprenante, dans ces aberrations et leurs rapports étroits, encore à découvrir. C’est sans doute pour cela que cette musique, assez immobile et dans une sorte d’impasse sonore et compositionnelle, reste toujours aussi fascinante. Et qu’elle a ses maîtres qu’on attend presque toujours au tournant, en flagrant délit de ratages mais qui restent malgré tout au sommet.
Nous vous offrons donc une plongée subjective de quatre heures dans la psyché sonore de Jim O’Rourke qui ne demande qu’à être confrontée à d’autres.
« Part I » : On entre dans des vagues électroacoustiques qui s’effacent vers 15 min, en fade out dans l’aigu, le tout dans une ambiance devenue minérale. Vers 18 min, un ronron félin laisse la place à des bruits aquatiques. Quelques souvenirs étirés de l’Homme à l’Harmonica remontent. Entre 20 et 40mn, c’est le retour des vagues qui entraîne une dilution du temps dans la répétition. Vers 40 min, changement d’ambiance pour des brouillards, grésils et autres craquements électro-acoustiques, effacés par des balayages de sons d’orgues.
« Part II » : Craquages et déchirements (vers 8 min) dominent sur une toile de fond plutôt en lavis et sons cristallins.Vers 12 min, ce sont des bruits de pluie sur sons sourds qui apparaissent puis s’effacent sur une longue période (25 min). Vers 40 min : tintinnabulements, gargouillis et coassements virent dans une atmosphère aqueuse sur des échos du pseudo harmonica de la Part I.
« Part III » : C’est la partie la plus terrienne, la plus remplie d’événements (?), qui débute par une rupture totale avec la « Part II » : c’est une agression de crépitements et de glitches qui ouvrent violemment le disque. Puis presque des bruits d’orage. Les glitches deviennent des bruits d’insectes, des pépiements d’oiseaux. Vers 8 min, l’ambiance se fait plus sombre avec une tombée de crépuscule et des changements à vue de chants d’animaux.C’est à nouveau une ambiance minérale qui se dégage, puis plus spirituelle. Vers 17mn on retourne à une partie plus aérée, comme une sortie de jungle, puis à des jeux sur le volume, avec des sons puissants d’orgues, hachés et dilués dans des échos. Les pépiements d’avant se sont transformés en arcs électriques. Vers 25 min, le ralentissement des sons nous plonge dans un état d’hébétude. Vers 35min, c’est le retour des aplats et des jeux d’ondes. À 40 min, les suraigus affrontent des grondements sourds pour (vers 51 min) arriver dans un haut volume suraigu sur des vibrations basses. Enfin une conclusion sur un ressac des pépiements ? Mélanges d’impressions et sons fluctuants…
« Part IV » : La dernière partie est une lente montée dans l’aigu à faible volume, perturbée par quelques accidents numériques.On distingue des irisations d’orgues répétitifs (presque un bourdon indien) mais qui modulent par moment vers des sons qui rappellent des wah wah de guitares.Suivent de longues plages de temps distendu, malaxé avec des jeux de disparitions sonores dans le volume, voire des jeux d’ondes (13 min). Vers 18 min apparaissent des crépitements lointains dans les basses qui sont comme des battements de pales d’hélicoptère sur des modulations perçues comme des marimbas aigus. Les motifs s’effacent dans des distorsions granuleuses vers 25mn puis apparaissent des sons qui évoquent des cloches de temples zen, ou des bois cognés.Tout cela s’abîme dans un quasi silence avant une reprise vers 38mn.La musique devient vraiment cosmique avec des espaces et des figures hantées qui se frôlent.Sur la fin (entre 48mn et 1h05), je ne peux m’empêcher de penser aux sondes Voyager sur leur route, passant à côté des gigantesques masses rocheuses et gazeuses des planètes de notre système puis quittant l’héliosphère vers l’espace interstellaire.
Le titanesque et le vide.
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