Arrivée d’un enfant et perte d’un proche, angoisse face à un avenir incertain… Des questionnements intimes autant qu’universels ont nourri le troisième album de La Féline, après “Adieu l’enfance” (2014) et “Triomphe” (2016). Avec l’habituelle complicité de Xavier Thiry, Agnès Gayraud a créé sur “Vie future” un univers dystopique étrangement envoûtant, où la seule façon d’échapper au tumulte terrestre semble être un voyage sans retour dans le silence éternel des espaces infinis. Ces perspectives cosmiques, jusqu’à l’illumination (“Visions de Dieu”), s’incarnent dans une voix capable de bouleverser sans jamais surjouer l’émotion, et dans une production sonore qui n’avait jamais été aussi riche : pulsations organiques, cordes panoramiques, synthés atmosphériques…
L’interview qui suit rassemble en quelque sorte les “chutes” d’un entretien réalisé à l’origine pour la revue “Persona”. D’où son aspect un peu éclaté, qui traduit aussi le plaisir qu’on peut avoir à converser avec l’artiste, en passant librement d’un sujet à l’autre. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.
Le nouvel album me semble très « pensé », peut-être encore davantage que les deux précédents. Est-ce facile pour toi de préserver une part de spontanité dans ce cadre ? C’est une problématique que tu abordes dans ton livre “Dialectique de la pop”, d’ailleurs.
Le cadre n’était pas vraiment pré-établi. J’ai mis beaucoup de temps à définir le tracklisting, même le titre du disque a été trouvé à la toute fin. Avec l’habitude, je sais que je dois faire en sorte de ménager cette spontanéité. La plupart des mélodies sont ainsi le résultat d’improvisations qui ont été conservées telles quelles. C’est particulièrement le cas avec “Palmiers sauvages” ou “Effets de nuit”. Les paroles sont ensuite arrivées très vite. Mais c’est vrai qu’à des moments, j’ai la sensation que ma musique s’embourgeoise. Pour “Palmiers sauvages”, on avait refait les voix en mettant les cordes très fort. J’ai fait écouter cette version à des gens qui me disaient « Ah oui, c’est un beau morceau », mais je comprenais qu’elle manquait d’émotion. C’était devenu une sorte de gros navire sans capitaine… Du coup, on a fait un autre mix en reprenant la voix primitive. Ce sont des nuances subtiles, mais je crois que maintenant, j’arrive à sentir le moment où la chanson risque de trop s’éloigner de l’intention de départ. Pour “Depuis le ciel”, on a quasiment gardé la première prise de voix sur tout le morceau, “Voyage à Cythère” aussi… De manière générale, j’essaie d’enregistrer très vite. Il n’y a pas un long travail de déduction transcendentale avant d’arriver à la captation. Même s’il peut arriver, pour certaines chansons, que je mette à mieux les chanter au bout d’un moment. Dans ce cas-là, on garde la meilleure prise de voix, bien sûr.
Certaines de tes chansons intègrent quelques phrases dans des langues autres que le français. Que représentent-elles pour toi ?
Ça dépend des cas, bien sûr. “Gianni”, sur l’album précédent, c’était parce que j’avais entendu un jour une dame appeler un petit garçon qui portait ce prénom. Ça m’évoquait la langue romaine, quelque chose de dionysiaque que je voulais exprimer à travers cette chanson. L’espagnol, sur “Où est passée ton âme”, c’est la langue de ma mère. Là encore, comme souvent, c’est le climat sonore qui a dicté son usage. La scansion fonctionnait vraiment bien avec le rythme du refrain. J’ai toujours un petit scrupule quand j’utilise des langues étrangères, la crainte que ça sonne un peu kitsch. Mais j’éprouve en même temps un grand plaisir à les chanter. Et dans le cas de ce morceau, les personnes qui l’ont écouté semblent l’apprécier, mes doutes n’étaient donc pas fondés ! Par ailleurs, les arrangements de cordes au début de ce morceau viennent d’Oum Kalsoum, que j’écoutais beaucoup à l’époque. Avec Xavier [Thiry], on s’est intéressés à la façon dont les cordes annonçaient l’arrivée de sa voix, très hiératique, un peu comme si les eaux s’ouvraient… Quelqu’un m’a dit en plaisantant : « Ah, c’est ton morceau Bollywood ! » Chacun y entend donc l’exotisme qu’il veut !
Les textes de l’album font beaucoup penser à des films de SF qui se passent dans l’espace comme “Silent Running”, ou à des dystopies façon “Soleil vert”…
J’ai toujours beaucoup aimé ça. “Silent Running”, qui se déroule dans une station spatiale, est un film méconnu, très étonnant et émouvant, avec ces petits robots qui n’ont l’air de rien et qui font pleurer… Quant à “Soleil vert”, il y a une scène qui me hante depuis toujours, celle où le personnage joué par Edgar G. Robinson s’éteint petit à petit en regardant des images de nature, qui a totalement disparu de la Terre, projetées sur les murs autour de lui (à regarder ici). Quand je chante « Lentement dans mon esprit, ce sentiment qui monte, de ce qu’on appelait la vie », c’est un peu la même idée. Ce sont plutôt des visions, je ne voudrais pas que quelqu’un dise d’une chanson de l’album : « Ah, là elle aborde le problème du climat », je trouverais ça assez cheap… Je ne tire pas la sonnette d’alarme, je ne mets pas dans la position de l’artiste qui veut parler de la souffrance des autres, type Live Aid ou “Manhattan-Kaboul” d’Axelle Red et Renaud. Je vis dans le monde que je décris, je me vois pas comme supérieure ou mieux protgée qu’un ou une autre. C’est juste la vie telle qu’elle est aujourd’hui qui entre dans mes chansons, qui s’y infiltre peu à peu. J’essaie d’échapper au côté « prise de conscience », je ne me sens pas très différente d’un bluesman qui évoquait sa condition dans ses morceaux. Moi, par exemple, je vois en rêve mon bébé et, en même temps, un flux continu d’images de catastrophes.
Pour ce qui est des voyages dans l’espace, on peut quand même difficilement s’inspirer de son expérience personnelle…
Oui, bien sûr, il y a une sorte d’inconscient collectif et de bagage culturel partagé. Mais j’essaie quand même d’en faire aussi un paysage intérieur, de n’être pas uniquement dans la référence à des livres ou des films.
C’est quelque chose que tu aimerais traduire dans une scénographie, pour tes concerts ?
J’ai toujours éprouvé une certaine frustration à ce propos. En tant que groupe, comme La Féline ne tourne pas assez pour qu’un tourneur paie de quoi décorer la scène, on se retrouve toujours à moitié à poil, si l’on peut dire. Même si je fais des efforts dans mes tenues, on reste sur une esthétique de groupe indie pop basique, on n’a jamais de “lighteux”, par exemple. Pourtant, tout ça compte, ça aide à convaincre un public. Donc là, j’ai décidé de m’en préoccuper davantage, d’autant que le disque s’y prête, avec ces thématiques SF dont nous parlions. Tout ce que l’artiste Le Gentil Garçon a créé pour les pochettes, notamment les ciels peints, j’espère le réutiliser sur scène, au moins en projection. Même chose pour le casque que je porte sur la pochette de l’album, et qui est rétroéclairé. C’est un bel objet. Et puis on devrait avoir des tenues un peu particulières. Bon, on ne sera pas déguisés en cosmonautes, ça nous tiendrait trop chaud ! (rires) Même si j’estime énormément l’esthétique type shoegaze, j’ai une vraie attraction pour un peu plus de glam. Ce qui, en solo, ne m’a pas empêché de monter sur scène en chemise à carreaux pour jouer simplement mes morceaux. Tout dépend du contexte. Mais on s’amuse bien à projeter quelque chose d’un peu plus scénique, sans pour autant faire « théâtre ».
Il y a deux morceaux bonus qui ne figurent pas sur le vinyle, seulement sur la version téléchargeable de l’album. Ont-ils un statut spécial ?
Au-delà du manque de place pour les mettre sur le LP, c’est vrai qu’ils sont un peu à part. “Lucifer”, c’est un morceau que j’ai fait au tout début, avant d’avoir l’idée d’ensemble du disque. Il a un côté dark, plus que cosmique. J’imaginais Lucifer comme le porteur de lumière, une figure de la technologie. C’est une chanson où je m’autorise une voix qu’on trouve rarement chez les chanteuses françaises : ni enfantine, ni douce, ni soul… Un truc un peu bizarre, inquiétant, que j’adore chez des artistes comme PJ Harvey, Fever Ray ou Laurie Anderson, et qui me semble difficile à faire dans notre langue. Pour apporter encore plus d’étrangeté, j’ai utilisé un piste de erhu, E-R-H-U [elle épelle], un violon traditionnel chinois, d’abord joué sur mon iPad. J’ai composé en faisant en quelque sorte du slide sur l’écran, ce qui n’a rien à voir avec la pratque normale ! J’ai finalement trouvé un jeune joueur de erhu à Lyon qui a exécuté la partie en vrai. Je trouve le son intéressant, il y a une sorte de tremblement, davantage de mélismes, de modulations qu’avec un instrument à cordes occidental. Même s’il répondait à “Palmiers sauvages”, où j’invoque aussi Lucifer en quelque sorte, et qui a été composé à peu près au même moment, le morceau n’a finalement pas trouvé sa place sur l’album.
Et “Elai” ?
Une chanson qui évoque la maternité. Pourtant, je ne savais pas que j’étais enceinte quand je l’ai écrite, même si j’en avais l’intuition. Si celui-ci a été squeezé, c’est parce qu’il était trop guitaristique par rapport à l’ambiance sonore plus synthétique de l’album. Mais pour moi, il en fait vraiment partie.
Ça va peut-être te surprendre, mais ta scansion au début de “Fortune” me fait presque penser à PNL…
Ah, la comparaison ne me dérange pas, en tout cas ! (rires) Tu veux dire, quand je chante “Pourquoi m’as-tu abandonnée” ? Mais oui, je vois ce que tu veux dire ! Ces petites ritournelles qu’on trouve chez eux, même si, contrairement à moi, elles sont chantées avec une totale désinvolture… Et en plus, après, je fais “Allez, allez… » [elle chante le début du morceau à la façon de PNL et s’en amuse] Non, là c’est carrément du Jul ! (rires) Comme je le disais, je vis à notre époque et je ne suis pas imperméable à la musique qui m’entoure !
Pour en revenir à “Lucifer”, il m’a pour sa part évoqué des morceaux du dernier album d’Etienne Daho, à l’inspiration assez “luciférienne” d’ailleurs.
Là, je n’y avais pas pensé, ça m’étonne plus. Mais pourquoi pas ! De toute manière, je me sens assez héritière du type d’écriture de Daho, même si je fais quelque chose de différent.
Tu travailles souvent avec les mêmes amis : Xavier Thiry qui collabore avec toi sur la composition et la production, Stéphane Briat pour le mix… C’est important pour toi d’être entourée de personnes de confiance ?
Oui, je suis assez fidèle. On entend souvent des artistes qui affirment que c’est bien de changer de collaborateurs, et en un sens ils ont probablement raison : au bout d’un moment, tu peux épuiser non pas une personne, mais une relation de travail. Mais là, j’ai le sentiment qu’on se connaît tellement qu’on peut aller plus loin à chaque fois. Avec Xavier, on a un tel échange, et à mon sens il a tellement de ressource, qu’on ne sent jamais limités. On évolue ensemble. C’est un plasir, car tu as le sentiment que ces personnes ont la mémoire de ton travail, et ça lui donne une réalité. Ils voient quelle est ta trajectoire.
As-tu l’impression que tu restes une artiste un peu « hors-circuit » ? Tu ne te produis pas trop dans les salles de musiques actuelles, du moins en tête d’affiche, tu joues rarement dans les gros festivals… C’est un peu ce que Pascal Bouaziz raconte dans “Le Succès”, le morceau de Bruit Noir.
Oui, je le trouve genial ! D’ailleurs, pas mal de gens ont parlé d’eux après ce morceau provocateur. Il confirme la thérorie de l’utopie de la popularité, que je développe dans mon livre : même les types qui font la musique la moins radiophonique rêvent d’être connus. En ce qui me concerne, c’est assez bizarre, parce que vers 2010, les chansons de La Féline étaient « repérées » par les acteurs de l’industrie du disque, je m’étais retrouvée aux Francofolies de La Rochelle… Et à chaque fois, c’était des expériences assez dures, en fait. Aujourd’hui, j’ai la chance d’avoir un « entourage » : un éditeur, un tourneur, un label, etc., qui me laissent faire absolument ce que je veux. Qu’on ne me propose pas beaucoup de dates dans des Smac, je peux le comprendre : ils doivent quand même remplir, dans un contexte de baisse des subventions, et si mes morceaux ne passent pas à la radio… Je pense que je suis identifiée, mais que les programmateurs ne me font pas jouer pour ces raisons-là, ou alors seulement en première partie, ce qui est un peu frustrant au bout d’un moment. Après, il y a quand même des salles qui assument le risque de faire 150 entrées plutôt que 500. Les fois où ça marche, c’est généralement quand le programmateur est suivi par des spectateurs fidèles, qui lui font confiance. Ça nous est ainsi arrivé de nous produire dans de petites salles pleines, mais il faut donc qu’il y ait un geste humain, une politique de programmation derrière. Après, je ne vais pas jouer les Caliméro ou les vilains petits canards. Le fait que ce ne soit pas mon unique activité m’aide sans doute à relativiser. Je n’ai pas l’impression que La Féline n’est pas reconnue, c’est plutôt un projet qui n’est pas assez playlisté. Mais au-delà du fait que je ne suis pas forcément disponible, je ne suis pas sûre que j’aimerais faire de longues tournées des Smac… surtout si elles sont à moitié vides à chaque fois ! Au fond, ça ne me va pas si mal d’être dans un circuit un petit peu alternatif. Depuis le début, je n’ai jamais cherché à être dans la norme du produit culturel ou musical français. Mais après tout, les choses vont peut-être enfin changer avec ce nouvel album, qui sait ?