Après une collaboration avec le compositeur Gavin Bryars qui avait donné lieu à quelques concerts en 2022, Midget!, soit Claire Vailler et Dominique Depret dit Mocke, revient avec un nouvel album nourri par cette expérience, le premier depuis “Ferme tes jolis cieux” en 2017. Sorti comme le précédent sur le label Objet Disque, “Qui parle ombre” voit le duo s’éloigner encore davantage des canons de la chanson française et de l’harmonie tonale. Ces huit morceaux – dont une adaptation d’un poème d’Apollinaire –, de durées très variées (de 39 secondes à plus de huit minutes) et quasiment enchaînés, nous font pénétrer dans un monde flottant, étrange, et proprement inouï. Encore plus que précédemment, voix (Claire) et guitare (Mocke) se fondent dans un grand tout.
Outre Bryars, Leos Janacek et Ben Johnston sont cités comme références, mais on peut aussi penser à une modernisation radicale de la mélodie française, à d’autres compositeurs du XXe siècle comme Ligeti ou Penderecki, voire au post-rock de Labradford ou Gastr Del Sol. Produit par AtomTM alias Señor Coconut, déjà aux manettes sur les magnifiques albums de Holden, le premier groupe plus pop de Mocke, le disque fourmille de détails et de couches sonores sans pour autant paraître surchargé.
Davantage dans l’évocation poétique que dans l’explication, les auteurs de “Qui parle ombre” lèvent un coin de voile sur ces huit mystères musicaux.
La Porte s’ouvre
« Cette première chanson de l’album se veut une ouverture sur un monde qu’on imagine comme un empilement infini de colonnades courbes et de basiliques tordues, de fenêtres aveugles, d’architecture non euclidienne, le tout régi par une monstrueuse chaufferie souterraine sous un ciel poussiéreux. »
Qui parle ombre
« “Qui parle ombre dit vrai”, écrit Paul Celan. Notre titre vient de là, bien sûr.
De là aussi l’idée d’une contre-esthétique, d’un contre-langage, d’une langue qui s’inscrirait en faux.
La vérité n’est pas dans le centre mais dans la marge, la vérité est à côté, voilà ce que clame la prédicatrice de notre pièce sur une musique qu’on a voulu oppressante et légère à la fois, vacillante, dangereusement oscillatoire, vibrante d’une nostalgie qui n’a pas lieu d’être. »
Deux êtres
« Il s’agit d’un morceau fantôme mais pas dans le sens d’une chanson cachée sur un disque. Il se situerait plutôt dans la périphérie du concept de membre fantôme – celui-ci, on le sait, désigne la sensation (souvent une douleur) qui semble provenir d’un membre pourtant amputé. Ici, le membre amputé est la chanson initiale dont il ne subsiste que quelques accords sur lesquels la douleur plane encore. »
Transfiguration
« C’est un morceau sur un de ces trop rares moments d’épiphanie que l’on a tous connu où quelque chose d’indéfinissable dans l’air un soir de printemps, ou bien l’arrivée impromptue d’une personne chère que l’on n’attendait plus, ou encore une position particulière de la lune nous fait sortir un court instant de nous-mêmes et de l’interminable litanie temporelle.
Et, comme sous l’effet d’une drogue, tout nous apparaît alors transformatif, prométhéen, amplifié,
déchirant ; le battement de notre cœur, la matérialité désordonnée, chaotique et collante qui nous entoure, les sentiments amoureux, le sentiment de la vie qui s’écoule comme un liquide précieux. »
Le Tigre bondit
« “Le Tigre bondit” voit se déployer et se désagréger un motif mélodique bariolé comme la peau d’un tigre. »
Consolation de neige
« Avec “Consolation de neige”, on a voulu bâtir un opéra de poche- tous gorgés qu’on était de musique romantique du XIXe siècle, de lieder, de leitmotivs et d’entrelacements orchestraux- mais sans les artifices, les signes distinctifs et les apparats.
Comme souvent, pour tuer l’ennui qui guette lorsqu’on suit naturellement ce vers quoi nous entraînent nos réflexes et nos atavismes musicaux, l’idée était de s’attaquer à quelque chose qu’on ne serait pas en mesure de mener à bien- pour la simple raison qu’on ne possède pas la moitié de la science qu’il nous faudrait pour y parvenir.
Mais l’intérêt, selon notre dogme, réside justement dans cette impossibilité là, dans l’inaccomplissement, le demi-échec, dans les potentialités que nos tentatives naïves font jaillir, dans les étincelles et les éclats que l’on finit immanquablement par débusquer au milieu de cette friche musicale. »
La Nuit descend
« Les mots d’Apollinaire, lancinants comme une prophétie antique, nous ont inspiré un effroi tel, que tentant de l’exprimer en musique, nous avons chuté dans un gouffre au fond duquel nous nous sommes retrouvés nez à nez face à ce double (et retors) serpent mélodique, constitué d’une flûte et d’un basson évoluant côte à côte dans un angoissant parallélisme, harmoniquement défaillant. Et c’est bien depuis le fond de cette abîme originelle que pouvait nous être adressée la menace de ce long destin de sang à venir. »
La Promenade plastique
« Il y a des souvenirs qui semblent entièrement reconstruits au cours des années par les rêves. Ceux-ci leur ont progressivement conféré une plasticité digne d’un artiste contemporain : des angles flottants, une temporalité émotionnelle, une nature ductile et folle qui s’allonge et se rétrécit à volonté, des êtres-miroirs qui n’existent que comme autant d’incarnations d’idées élaborées a posteriori.
Au sein de ce décorum façonné par les ans, se déroule et se dénoue un récit mille fois éprouvé, mille fois vécu. »
Photo : Thomas Jean Henri.