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Disques

Krgovich – Ducks

Krgovich, coureur de fond du songwriting, reprise son petit cœur déchiré et reprend ses haillons musicaux en mode 4-pistes, mais en version haute couture punk. On traquera les interventions des percussions simples mais travaillées ou les rehauts de claviers qui viennent faire la jointure sur des compositions alliant spontanéité et grand savoir-faire. Krgovich a toujours la classe, même derrière sa tondeuse.

Voilà un album moyen de Krgovich. Et c’est finalement pas mal. Après tant de merveilles, cf. les récents “Philadelphia” et “At Scaramouche” avec Shabason, on peut attendre, voire espérer, une pause, une respiration. C’est finalement la marque des grands. Comme Krgovich est un petit génie d’auteur-compositeur, un album moyen reste un sacré bel album, tout à fait digne d’enchanter les quelques (riches) écoutes qu’on y consacrera.

D’abord parce que le petit Nicholas est un sacré malin ayant toujours en vue un principe de composition. Soit, ici, trois plans bien distincts : voix, guitare ou clavier, et beats. La voix est dans le brouillard, souvent. Tous les éléments rock (guitare, voix, batterie) y sont ostensiblement maltraités. Au contraire, les claviers et les percussions sont particulièrement choyés.

Krgovich sait donner à chacun de ses albums une couleur particulière. Pour cette livraison annuelle, nous revoilà dans l’album indie millésimé 90-2000 avec un côté brouillon, aux pistes ostensiblement lo-fi, brutes, peu travaillées (entendre : lissées), presque cassette. À cette esthétique du cahier d’esquisse, de l’enregistrement spontané correspond une écriture très directe, sans artifices, dans le prolongement de l’écriture blanche de “Philadelphia” et “At Scaramouche”. Avec ces derniers, on était dans l’épure, une poésie zen de l’instant (l’ouverture de “Who“ convoque une image colorée du temple et des moines : reste zen des derniers albums s’introduisant délicatement dans celui-ci). Dans “Ducks”, on est plutôt dans un semi-songwriting : une sorte de modèle d’écriture qui éviterait absolument tous les effets appuyés, notamment les rimes. Si refrain il y a encore, c’est de l’ordre de la répétition pour certains titres d’un seul mot (“Who”, “Return”), souvent une question (« What do I know ? » ou « How do they do it ? »), une fois une expression tournant en boucle (« Over and over »).
C’est que Nic est seul et expérimente la solitude sur le temps lent. D’où l’enregistrement du temps présent, y compris dans son absurdité ou sa vacuité, son refus de signifiance. On ne glosera pas sur la signification de “Ducks”, du vilain petit canard Krgovich à ceux de Daniel Johsnton, même s’ils nous (et le) travaillent sans doute. Les “Ducks” sont tout simplement ceux rencontrés lors d’une balade. On se balade souvent chez Krgovich, sur une plage ou chez l’épicier, et “Ducks” nous fait aussi voyager dans le temps à travers les saisons d’une année. Tout se mélange comme les souvenirs, rassemblés ici pêle-mêle, agencés suivant un autre fil rouge, intime, celui de la poésie, de la musique qui unifie et agrège le temps.
Les références d’une époque s’accumulent aussi : une boîte remplie de livres de Harry Potter, une chanson fredonnée d’Alicia Keys ou de Fairport Convention (“Who Knows Where the Time Goes”). C’est aussi une époque assez sombre où les créateurs sont obligés de travailler à côté et Krgovich ne se cache pas, là encore, dans cette déprime de la double vie de jardinier-paysagiste-auteur-compositeur (“Rest”). Un monde et une époque de changements, intimes mais aussi climatiques et socio-économiques. Il y a tout ce monde, LE monde dans les chansons de Krgovich (“Front Stoop#2”).

On rangera donc ce “Ducks” dans le post-indie lo-fi de la cassette “Pasadena Afternoon”, même si les objectifs de l’écriture sont ici radicalement différents.

On apprécie  “Front Stoop#2”, vraiment laidback, comme un rappel de l’époque cassette 4-pistes en plus dépouillé MAIS travaillé dans l’apparent laisser-aller, revendiqué non pas comme manière mais comme esthétique. Ce qui touche aussi, c’est le jeu de décalage avec cette esthétique, tout à fait ponctuel, comme ce petit coup de cymbales sur “Coyote” (scansion fine dans un univers brouillon). Dans “Cup Full”, titre vraiment lo-fi, plein de grésillements, de souffles de micros de mauvaise qualité, ceux-ci deviennent alors une brise, un coup de frais. D’autant que surgit d’un coup au premier plan une coulée de clavier surprenante ou plus tard des chœurs au souffle granuleux venant clore la chanson. C’est bel et bien une palette et Krgovich use du lo-fi qui gratte comme d’une matière et y oppose un contrepoint fin de sonorités lisses et rondes, ou organiques et plus précises comme cette belle percu de bois, dans “Return”, telles qu’on les entend depuis quelques albums (le fameux woodblock hawaïen offert par maman, si je ne m’abuse). Ailleurs (“Who”), le lo-fi rencontre une percussion très électro.

“How” est très tendu sur une guitare électrique très très lointaine (écho de l’écurie K Records dont Krgovich est un des lointains descendants), privilégiant une fois de plus, la mise au premier plan d’une basse jouée aux claviers par instants brefs ou une deuxième guitare apparaissant comme un coup de vent. Peut-être s’agit-il aussi pour Krgovich de retrouver le plaisir des erreurs de maquettes de l’adolescence ? Un geste à la Tori Kudo (on connaît l’estime réciproque des deux) ? Voire peut-être une nouveauté pour un Krgovich, arbitre des élégances depuis toujours.

Comme toujours Krgovich est habile à reprendre ses pairs et ses amis. “Scorpio Rising” de Grace Chen est à mettre à côté des reprises de Veda Hill (“TThis Spring”, 2021) ou de “Pasadena Afternoon” (2020).

« Scorpio waiting for the sun,

Magic is nothing but a fracture,
 

Catch the irony on my tongue as it fades,
 

With the last of the sweet summer plums,
 

The last of the sweet summer plums. »

C’est le refrain fabuleux attendu, emprunté à une bouche amie. Le plus beau cadeau qu’on puisse faire. Krgovich a toujours un don pour la reprise-hommage, absolument dénuée de narcissisme.

Avant la chanson de l’amour regretté, “Eating Last Year’s Apple is July”, petit écrin final de percussions variées et assez finaudes (grosse caisse, woodblock, cymbales très légères), surmonté d’un clavier bien lisse qui cherche les grands écarts et d’une envolée d’un joli mélodica qui s’enfuit de la chanson comme un petit oiseau. Est-ce les percussions sourdes de peaux graves et la métaphore de l’oiseau (amour fragile et poétique) qui me fait penser à Scott Walker avec “Clara” dans “The Drift” (2006) ? Peut-être. Aussi sans doute la même volonté de porter son écriture et sa musique vers de nouvelles frontières, chacun avec ses possibilités et son histoire. Krgovich, lui, ne cherche pas à faire œuvre, ni laisser sa trace. Elle est pourtant singulière et féconde.

Avec l’aide de Johanna D., senora canarda.

“Ducks” est sorti en vinyle et numérique chez Orindal Records (label de Owen Ashworth, ex-Casiotone for the Painfully Alone) le 10 mars 2023.


PS : POPnews suit avec bonheur Krgovich depuis P:ano, Gigi et No Kids, depuis presque vingt ans… On vous invite à cliquer sur les liens de bas de page et réécouter ces délicieux albums.

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