Marie boit du gin dans sa Chrysler et fait tourner ses machines en rond comme une bonne bipolaire pop. C’est un sabbat nocturne endiablé, des odes solaires et pourtant mélancoliques, à la croisée des temps et des chemins.
Marie Delta n’est pas une débutante. Ex-Pussy Patrol, Eyes Behind et BCBG, elle hante les circuits alternatifs, les itinéraires bis. De son parcours, elle hérite de deux vertus : la constance dans la répétition et un certain caractère évanescent de têtue revenante.
C’est donc les yeux groggy et le teint blafard qu’on se doit d’emprunter cette sinueuse et pourtant fort familière « Route de nuit ». De la musique électronique, Marie Delta utilise ses deux caractéristiques comme esthétique : la répétition maniaque qui nous travaille, nous pétrit, pour ne pas dire nous broie, et la transe, frénétique qui libère notre être le plus absolu de nos corps balourds et empesés.
C’est entre ses deux extrêmes que Marie Delta louvoie. Entre une Everything But The Girl attardée et la Björk, comme “Debut” et comme fin. Si on en rajoutait, on irait chercher du côté de Broadcast, soit une pop bricolée, aussi lumineuse que mélancolique, tiraillée entre guitares et machines, corps et âme, chair et sang.
Il y aurait aussi sans doute du Lispector même si Marie Delta fait le choix du travail des matières, pour faire aboutir quelque chose qui tourne, en rond d’ailleurs et même pas très rond parfois.
En cela, “Route de nuit” est un aboutissement. Prendre cette route est un voyage, instable et intime, un road trip entêtant, un peu effrayant par moments, comme une soirée sous substances qui déborde, une séance de spiritisme qui tournerait mal, ou simplement un ressassement d’un quotidien oppressant, une petite déprime apprivoisée qui s’est installée depuis trop longtemps comme un copain squatteur de longue durée sur canapé.
Et dans ces agrégats épars, parfois une éclaircie, pas toujours une embellie, du moins une trouvaille langagière qui devient presque refrain, constat-mantra à coup sûr :
« Quelle chose étrange que l’oubli. »
ou
« Tu n’seras qu’un lointain souvenir. Malheureusement. »
-“Le Dernier Regard”-
Ressassement de la peine, effacement progressif de l’être aimé (“Le Dernier Regard”), petites peurs quotidiennes et autres tocs (“Route de nuit”) ou embarras répétitifs de la vie quotidienne ménagère (“Nettoyeuse électrique”). Cet album décline mille et une raisons de faire tourner son petit vélo en boucle.
En somme, nous sommes tous devenus des Amoureux solitaires en substance.
Là où Marie fait la finaude, c’est sur des détails bien sentis comme une petite basse bien venue (“Route de nuit”) qui fait dérailler, en le boostant, le train de la chanson, ou des éclats de rythmiques et de claviers superposés sur “The Sun Goes Wild” qui font vriller, cette fois le disque lui-même, autour d’une embardée anglo-saxonne, brillante, lumineuse et qui nous rappelle personnellement quelques dangereuses virées nocturnes en bagnole, une cassette de Björk (presque) comme seule carburant (mettons adjuvant).
Oui, pour un peu, on se reverrait à la fin du siècle dernier, en pleine révolution électronique, projeté dans un futur pseudo-révolutionnaire avec un fort goût de déjà-vu. Des relents de guitares qui crawlent sur la boîte à rythme déchainée, des élans de chants médiévistes. On est à la croisée des temps et des influences (pas un hasard si on croit repérer l’abbaye de San Galgano du Nostalghia de Tarkowski dans un clip). Cette (fausse) ode au soleil baigne dans une obscurité de club moite.
Si “Fleurir” nous invite à nous effeuiller, c’est sous le signe d’une mélancolique reverdie portée par des guitares qui vrombissent (c’est ce que l’on retient) sur des notes clairettes et délicates toutes gentilles et aiguës (c’est ce que l’on entend).
« La patience d’une année
À guérir de nos plaies »
Les Suédois de Boys nous ont déjà fait le coup de cette électro-pop qui oscille entre éclaircies et obscurité. On est gravement atteint par cette façon de faire de grands chefs-d’œuvre discrets.
Marie Delta va aussi chercher les poètes maudits sous influence, Quincey ici, se laisse couler sur le magma de Pompéi, des civilisations englouties, résurgentes, comme ses machines chinées, hors d’âge, jouant avec le meilleur des home studios numériques comme des vieilles guitares immémoriales, insubmersibles instruments de la pop d’hier et (moins) d’aujourd’hui.
C’est efficace, addictif, fascinant, hyper bien fait. Est-ce un hasard que Matthieu Malon fasse partie des rares premiers soutiens de l’album ?
Roule ma poule, on rembarque.
Avec l’aide de Johanna D., Thêta l’air.
« Route de nuit » est sorti le 1er mars 2022 en vinyle et numérique.
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