Quatre décennies : voilà ce qui sépare les deux artistes dont il est ici question. D’un côté Sam Shepherd, aka Floating Points, jeune producteur électronique de génie. De l’autre, l’un des plus grands saxophonistes ténor de notre temps: Pharoah Sanders. Si les deux hommes sont issus d’époques et d’univers musicaux différents, le hasard mais surtout la passion les ont réunis. Il y a quelques années, Sanders découvre avec surprise “Elaenia”, un album de Floating Points sorti en 2015. Impressionné par ce qu’il entend, il décide alors de contacter son auteur. S’ensuivent rencontres, échanges, et le début d’une amitié intergénérationnel qui aboutira à un projet collaboratif : “Promises”, une œuvre singulière dans le paysage musical actuel et au-delà. Ce n’est certes pas la première fois qu’une telle rencontre a lieu, que ce soit d’un point de vue générationnel, stylistique ou purement musical. L’histoire a quelques exemples, mais pourtant, rien ne semble préparer à la confrontation en présence, et à l’émotion véhiculée par un tel niveau d’harmonie.
Enregistré en deux temps, entre 2019 et 2020, “Promises” est une longue pièce unique, divisée en neuf mouvements qui forment une boucle. Sa structure même est une boucle: un motif scintillant répété jusqu’au huitième mouvement au synthétiseur, piano et clavecin. Tout autour, que ce soit au premier comme à l’arrière -plan, viennent se fondre les arrangements subtils de Shepherd et les sublimes cordes du London Symphony Orchestra (qui trouvent leur point culminant au sixième mouvement). A ce stade, il est intéressant de noter le contraste d’ambiances et de tonalités avec les précédents travaux de Shepherd. Sur ses dernières productions, l’électronique se voulait dominante et florissante, et l’artiste tapissait sa toile d’une affolante quantité de détails, sur un rythme parfois effréné. Ici, il n’en est rien, ou du moins très peu. Le parti pris est celui du minimalisme, et si l’électronique subsiste, c’est sur un terrain proche de l’ambient. Le son est par endroits si bas qu’il semble marquer la fin.
Mais c’est justement ce silence, essentiel, qui permet à Pharoah Sanders de s’insérer dans le décor. L’homme, 81 ans passés, s’offre ici une seconde jeunesse, avec une partition mêlant chaleur, tendresse et euphorie. Son jeu de saxophone inimitable est peut-être la véritable ponctuation de l’œuvre. Une voix libre, qui navigue tour à tour par-dessus, à coté ou en parallèle des éléments en présence, et résonne encore, même lorsqu’elle s’est tue. Au quatrième mouvement, lorsque le cadre est définitivement posé, il laisse un temps son instrument, pour se laisser aller à quelques vocalises. L’instant est émouvant, et la beauté pure.
Au-delà d’animer le dialogue entre les machines et les cordes, Sanders est surtout celui qui va progressivement insuffler tension et puissance à l’œuvre, conduisant la pièce jusqu’à son point culminant (“Movement 6”) avant d’entrer dans une dernière partie plus abstraite, plus expérimentale (vous avez dit “psychédélique” ?). Les nuances sont alors plus floues, et les éléments quittent définitivement le réel pour flotter en apesanteur dans ce qui semble être un rêve spatial. Après un tourbillon céleste et un dernier rappel, le silence devient définitif, mais l’écho demeure.
“Promises” est une célébration, pas seulement d’un genre ou d’un artiste, mais de la musique en général. Chaque détail, son, note et même le silence, ont leur place. C’est une fusion, plus qu’une collaboration, entre deux artistes qui semblent trouver ici une identité commune. Une rencontre rare, dont on peut s’estimer chanceux d’en être le spectateur.