Après un été où la plupart des festivals rock ont été annulés ou ont dû nettement réduire la voilure, l’underground Ideal Trouble programmé par Etienne Blanchot (ex-Villette Sonique) donnait enfin l’occasion d’aller entendre de la musique live en buvant de la bière (ou l’inverse) à la lisière de Paris. Dans un esprit et avec une programmation proches de Sonic Protest – autre rescapé qui s’est tenu en juin et juillet –, les trois soirées à la Station (il y en avait aussi une aux Instants chavirés, à Montreuil) auront été riches en surprises tout en dessinant une esthétique de la marge à base de tatouages, de fripes et de machines. La majorité des artistes se passaient en effet de guitare, de basse et de batterie, et se produisaient en solo ou duo sans qu’on sache trop comment l’interpréter : contraintes économiques, manque de compétence instrumentale ou envie d’explorer d’autres voies sonores ? La résultat était inégal mais laissait rarement indifférent.
Mercredi 8 septembre
Arrivés trop tard pour Bégayer (c’est le nom du groupe), on se retrouve face à une scène vide. Le moment idéal pour faire la queue à la buvette la plus proche, tandis qu’une musique assez minimaliste est diffusée par la sono. C’est du moins ce que l’on croit, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’elle vient de deux musiciens auto-amplifiés qui jouent en contrebas de la scène, cernés par les spectateurs qui nous les cachent. On se rapproche donc et l’on découvre Nina Harker, un duo nantais formé d’Apolline Schöser et Nocola Henry, dont les rares disques sortis ces dernières années sur le label messin Le Syndicat des scorpions semblent aujourd’hui très recherchés. Derrière moi, trois spectateurs discutent pour savoir si l’instrument dont s’accompagne la chanteuse est bien un harmonium. Son acolyte est à la guitare acoustique et diverses machines sont posées sur une table. Les chansons sont dans diverses langues, dont l’allemand, et l’ensemble n’est pas sans rappeler Winter Family (en moins intense, quand même) ou une certaine tradition de cabaret grinçant qui irait de Brecht/Weill aux Tiger Lillies en passant par Nico et The Band of Holy Joy. On pense aussi au post-punk électronique anglais ou berlinois. C’est intrigant et plutôt prenant même si les conditions d’écoute ne sont pas idéales. Et puis l’orage menace, et le duo remballe aux premières gouttes (on suppose que son set était de toute façon à peu près terminé).
Tout le monde court s’abriter sous de grands parasols Ricard en espérant que la pluie ne dure pas trop. Elle s’arrête heureusement au bout de quelques minutes, alors que Crack Cloud a déjà commencé à jouer. Le collectif de Vancouver est l’une des très rares formations nord-américaines à prendre le risque de tourner en Europe en cette rentrée, et rien que pour ça on peut tirer son chapeau aux sept musiciens. Si une partie du groupe, pecs à l’air, semble avoir profité du confinement pour faire de la muscu, la musique n’a pas fondamentalement changé depuis les concerts français d’il y a deux ans. Tout juste note-t-on deux ou trois nouveaux morceaux un peu plus mélodieux et accrocheurs que les précédents. A défaut d’être bavarde, la formation rassemblée autour du batteur-chanteur Zach Coy est toujours aussi puissante (deux saxophones sur certains titres), ce qui n’est malheureusement pas le cas du son, un peu faible et sourd au début, alors qu’on aurait aimé entendre les riffs de guitare incisifs, à la Gang of Four, déchirer la nuit. Cela s’arrange heureusement au fil du concert, qui monte en intensité jusqu’au finale habituel, le fameux “Swish Swash” poussé dans ses derniers retranchements soniques.
Vendredi 10 septembre
Ce soir-là, il y a davantage de groupes, qui se succèdent sans temps mort et dans le respect des horaires sur deux scènes. Après l’espèce de rap français sous Tranxène de Bimbiveri, c’est Chris Imler (remplacement de dernière minute de Puce Mary) qui enchaîne à l’autre bout du site. On découvre pour notre part cet Allemand sexagénaire, qui a collaboré avec Peaches et Puppetmastaz et déjà joué plusieurs fois en France, vêtu d’une chemise blanche, d’un bas de jogging, et chaussé de mocassins – une certaine idée de l’élégance. Assez représentatif de l’ensemble du festival, il est multitâche : il chante (dans sa langue), joue de la batterie, lance des boucles (quand ça marche)… C’est bricolé, plaisamment dissonant, un peu menaçant, quelque part entre Alan Vega et Gary Wilson. Une sympathique curiosité.
Le duo Heimat constitue une suite germanique logique. Originaire de Sarreguemines et de la Grande Triple Alliance internationale de l’Est, la pétroleuse Armelle Oberle chante en effet une partie des morceaux en allemand (et d’autres en italien), dans un style plus proche du cabaret de la République de Weimar que du punk. Elle est accompagnée par Olivier Demeaux, tiers de Cheveu, aux claviers et machines. Si le résultat affiche un côté bidouillé et hirsute partagé par la plupart des artistes programmés, c’est peut-être, de tout le festival, ce qui se rapproche le plus de la chanson au sens où on l’entend habituellement. Foncièrement original, sans compromis, mais incarné et accessible. Beau moment.
Leur succède sur cette même scène un autre duo, originaire de Catalogne et encore plus attendu. Des amis nous avaient parlé des performances incendiaires de Dame Area et on était impatient de juger sur pièces. Eh bien, on n’a pas été déçu. Possibles héritiers d’un certain underground local – de la musique industrielle d’Esplendor Geométrico aux performances de La Furia del Baus – qui aurait croisé l’électronique martiale de DAF ou Liaisons Dangereuses, l’Italienne Silvia Konstance et l’Espagnol Viktor L.Crux livrent une performance intense, radicale et pourtant étonnamment dansante. Lui s’occupe des sons et des rythmes ; elle, extrêmement charismatique, scande jusqu’au cri et s’avance régulièrement vers le public (que rien ne sépare vraiment de la scène sinon quelques marches de bois), se mêle même parfois aux spectateurs en transe. Puis revient sur ses pas pour marteler une plaque métallique amplifiée. Une sorte de cérémonie tribale à deux, totalement maîtrisée jusque dans ses débordements. Sans conteste le concert le plus marquant de cette édition.
On n’en dira pas autant du duo (décidément…) Duma, qui conclut la soirée. Certes, on est content d’apprendre que le Kenya aussi a une scène de musiques extrêmes, mais ce mélange de « black metal, power electronics, grindcore, drone et même hip-hop » (Pitchfork) s’avère pour nous impénétrable. Allez, dodo.
Samedi 11 septembre
Il fait beau et chaud, le temps idéal pour des concerts en extérieur. Les premiers artistes jouent derrière ou autour d’une table, entourés par le public : côté Perron, Carcass Identity, deux Bruxellois qui font de l’electro expérimentale et cérébrale mais raisonnablement bruitiste en triturant des boutons (pas mal) ; côté Container, France Sauvage, trio rennais qui improvise depuis 2005 des sets à partir de machines et d’instruments pas toujours identifiés (pas mal du tout).
Reymour est un duo suisse relocalisé à Bruxelles avec une fille qui chante et un garçon aux claviers/machines. Oui, encore un. Minimal cold synth wave avec textes un peu naïfs, petit charme maladroit et un brin pervers comme du Mylène Farmer période “Maman a tort” sous-produit. Ça se laisse écouter (et sans doute oublier).
Une dizaine d’années après ses premiers concerts, Anika affiche toujours sur scène une sorte de présence-absence déconcertante. Vêtue d’un élégant tailleur-pantalon blanc, l’Allemande fait quand même l’effort d’expliquer de quoi parlent ses chansons (elles les a écrites elle-même, alors que son répertoire précédent était essentiellement composé de reprises), mais ce n’est pas toujours intelligible. Sur “Sand Witches”, elle lira carrément le texte écrit sur une feuille de papier. Quant à son jeu de guitare, il est pour le moins minimaliste… Heureusement, ses trois accompagnatrices (basse, batterie, claviers) posent des fondations cold dub à la fois solides et subtiles sur lesquelles elle peut s’appuyer en faisant oublier son manque de charisme. Jouant essentiellement le nouvel album, elle terminera par deux extraits du premier, le glacial “No One’s There”, qu’elle a coécrit, et sa version obsédante du “Masters of War” de Dylan où sa voix si particulière, qu’on rapprochera évidemment de celle de Nico, fait merveille.
La soirée se termine du côté de la scène Perron, d’abord avec Naomie Klaus, chanteuse et productrice française basée à Bruxelles. Soit ce qu’un festival underground comme Ideal Trouble peut faire de plus proche d’un samedi soir clubbing (et de fait, les spectateurs dansent) : pas de la techno boum-boum mais un set de musique électronique évolutif et nuancé, avec parties chantées, où la principale surprise vient d’un effet “L’Exorciste” sur la voix, soudain déformée pour évoquer celle d’un homme. Vraiment bien.
C’est à Christophe Clébard que revient l’honneur de refermer cette édition. Ayant lu qu’il jouait tout nu, on est un peu déçu de le voir arriver habillé sur scène (d’autant qu’on l’a vu toute la soirée dans le public sans savoir que c’était lui). On va donc prendre une dernière bière un peu plus loin. Quand on revient, on s’aperçoit que l’artiste est désormais dans le plus simple appareil, le corps couvert de tatouages sans doute réalisés par un stagiaire de troisième. Un vrai kamikaze qui dégueule un synth-punk complètement flingué, escalade les montants de scène et se blesse même légèrement au front en le tapant sur ses machines. On a visiblement trouvé le nouveau Jean-Louis Costes, reste à savoir si c’est une bonne nouvelle.
Photos : Christophe Cario et V.A.
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